Procès pour chantage dans le milieu du football : « Vous devez laisser de côté votre cerveau de magistrat »

La semaine dernière se tenait devant le tribunal correctionnel de Versailles un procès impliquant deux internationaux de football, dont l'un aurait contribué à faire chanter l'autre avec une « sextape ». Un match dont l'intérêt ne tenait pas tant à ses têtes d'affiche, qu'au fait que la Cour de cassation ait été amenée à l'arbitrer deux fois.

Ce dossier, c'est une plongée « dans le milieu un peu bizarre et interlope des gens qui gravitent autour des footballeurs », résume le parquet. Ces « parasites », issus de « la plèbe » des « spectateurs de bord de stade », prêts à toutes les « combines » pour capter un peu de la lumière qui baigne les « aristocrates de la pelouse », complètent pêle-mêle des avocats. Tout démarre en 2014, lorsque Mathieu V. confie à un factotum de sa connaissance la tâche de transférer le contenu d'un vieux portable vers un neuf. Ce faisant, Axel A. tombe sur une vidéo à caractère sexuel, et accessoirement extraconjugal, qu'il garde sous le coude. Il raconte que c'est plusieurs mois plus tard, face à l'insistance d'un créancier peu amène, qu'il entreprend d'en tirer profit. La stratégie alors élaborée avec son co-débiteur, Mustapha Z., consiste en premier lieu à informer le joueur, par le biais d'un émissaire, de l'existence d'une copie de cette « sextape ».

Selon eux, le but originel de l'opération était que Mathieu V., connaissant l'inclination d'Axel A. pour l'informatique, et ne nourrissant curieusement pas l'ombre d'un soupçon à son égard, se tourne spontanément vers lui pour « régler le problème », lui permettant de se poser en sauveur et, pourquoi pas, d'espérer une forme de gratification. L'émissaire choisi est Djibril C., un co-équipier de Mathieu V. qui a justement été victime plusieurs années auparavant du même procédé. Et donc – mise en abyme… – du même tandem, dont il est resté proche précisément parce que, dans son esprit, c'est à eux qu'il doit son salut. Djibril C. transmet comme convenu l'information, mais rien ne se passe. D'autres messagers sont donc successivement chargés, sur plusieurs modes, de provoquer chez Mathieu V. une réaction, qui n'en finit pas de se faire attendre. Ce que les protagonistes ne savent pas, c'est qu'ils ont presque tous été placés sur écoute. Mais aussi et surtout que, se dissimulant sous le pseudonyme de « Luka », l'intermédiaire choisi par Mathieu V. pour maintenir le contact est en réalité un commissaire de la PJ de Versailles.

« Je ne sais pas comment il s'est démerdé avec le procureur… »

Interpellés, tous sont mis en examen pour tentative de chantage ou complicité. Mais aussi pour association de malfaiteurs : une qualification abandonnée a cours de l'instruction, faute de faits matériels « distincts de la tentative de chantage et de nature à en constituer des actes préparatoires ». Au chapître des méthodes mises en œuvre par le commissaire de police, on notera que la Cour de cassation a successivement rendu deux décisions. La première émane de la chambre criminelle (Crim., 11 juill. 2017, n°17-80.313), et retient notamment que les relances du policier ont pu inciter au renouvellement d'une infraction instantanée. Sur ce même point, la seconde, rendue en assemblée plénière (Cass. Ass. plén., 9 déc. 2019, n°18-86.767), considère à l'inverse que l'enquêteur s'est « inséré dans un processus infractionnel indivisible », au sein duquel les phases de silence de l'autre camp ne sauraient être interprétées comme autant de désistements volontaires. Le commissaire est d'ailleurs l'un des grands absents du procès : personne ne l'a fait citer. Quant à Djibril C., l'ancienne victime devenue intermédiaire, il a entretemps bénéficié d'un non-lieu : « Je sais pas comment il s'est démerdé avec le procureur… », lancera à son sujet l'un des prévenus.

Parmi les présents, il y a Axel A., détenteur de la fameuse vidéo. Il faut tendre l'oreille pour entendre ce qu'il marmonne à la barre, mais on saisit rapidement qu'il reconnaît l'essentiel des faits. À son encontre, le ministère public requiert dix-huit mois d'emprisonnement ferme (moins quatre mois de détention provisoire) et 15 000 € d'amende : « Il n'aurait pas stocké cette vidéo dans sa bibliothèque pour une utilisation ultérieure, on n'aurait pas eu le plaisir de passer ces trois jours ensemble », précise l'un des deux procureurs. Son avocat souligne quant à lui que, dans cette situation « banalement humaine », son client « n'a pas été le plus médiocre », et que « ce procès [est] trop grand pour lui ». « Je ne prétends pas qu'il ait disparu du champ infractionnel entre la première et la dernière phase », concède-t-il, ni « qu'on puisse aller jusqu'à dire qu'il y a une forme de désistement progressif », mais « il est indiscutable qu'il perd la maîtrise d'un processus […] qui lui échappe complètement ».

« Je me suis dit, il va lui demander de l'argent, il est fou… »

Le volubile Mustapha Z. est considéré par le parquet comme « déterminant, encore plus peut-être qu'Axel A. », dans le sens où il « met tout cela en musique ». Et en l'entendant s'expliquer à la barre, on se dit qu'il est concevable que certains se soient mépris sur la partition qu'ils devaient jouer. Rien à voir avec son accent marseillais : c'est juste que quand il termine une réponse, on a oublié depuis longtemps quelle était la question. Il maintient que Mathieu V. devait se tourner vers Axel A., puisque « c'était son gars de confiance ». Raconte qu'en guise de gratification, outre un peu de reconnaissance de la part de Mathieu V., il espérait tout au plus que ce dernier l'aide à fourguer à d'autres footballeurs de kitchissimes (et sans doute contrefaisants) accessoires confectionnés à base de sacs d'un maroquinier de luxe. Certaines écoutes le contredisent sur ce point, comme lorsqu'il lance à Axel A. : « Je te dis, il va lâcher, c'est obligé qu'il paie ». Il briefait, puis débriefait les émissaires successifs, et explique avoir été complètement débordé, surtout par les initiatives du deuxième : « Je me suis dit, il va lui demander de l'argent, il est fou. J'ai senti qu'il voulait l'escroquer, […] il m'a fait peur, j'ai voulu arrêter ».

Contre Mustapha Z., le parquet requiert quatre ans d'emprisonnement ferme (moins huit mois de détention provisoire), et encore 15 000 € d'amende. « Je suis conscient », plaide son avocat, « que s'il y a une constante dans cette affaire, c'est que celui-ci fait l'unanimité contre lui. […] On a juste envie qu'il se taise, et même s'il ne fait rien, ne dit rien, on a envie de lui taper dessus. […] Mais oublions qu'il est bizarre, qu'on ne l'aime pas, qu'il est détestable. […] Il n'y a rien de plus insupportable que d'être jugé pour l'image que l'on a de vous ». Tandis que son client en survêtement se redresse sur sa chaise, bras croisés et tête enfoncée dans les épaules, l'avocat poursuit : « Il est renvoyé parce qu'il aurait menacé Mathieu V., [or] il n'a jamais été en contact avec lui ». Il souligne que les émissaires non plus ne l'ont pas menacé. En tout cas, pas le premier, qui a bénéficié d'un non-lieu. Ni le deuxième, que Mustapha Z. a justement évincé au moment où « Luka » semblait disposé à procéder à une transaction, ce qui démontrerait selon lui que ce n'était pas le but de l'opération : « Voilà quelqu'un à qui on dit de prendre son argent, et qui répond non… ». « On a abandonné l'association de malfaiteurs, bêtement », conclut-il, « et si on fait du droit […], la relaxe, elle doit être générale ».

« Tous ces gens qui se pressent pour l'aider, ça fait chaud au cœur… »

Arrive le deuxième émissaire après Djibril C., celui que le parquet appelle « le deuxième étage de la fusée ». C'est Younes H., que le président surnomme quant à lui « la voix du maître-chanteur », dans la mesure où il est le seul à avoir interagi avec « Luka », pour « s'arranger ». Lorsque le policier lui demande ce que le maître-chanteur serait susceptible de réclamer, il saisit la perche : « Ça n'a pas de prix. Bon, […] c'est pas un Picasso on est d'accord, loin de là, mais […] comment tu veux évaluer un truc comme ça ? ». Par la suite, quelques sommes sont lâchées par l'un et l'autre, qui tâtent ainsi le terrain. Prenant le contrepied de l'ORTC, la défense de Younes H. affirme qu'il n'a jamais « menacé de révéler des faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération » de Mathieu H., puisqu'il ne voulait « que du bien » à ce dernier, et voulait au contraire s'assurer que la vidéo « ne sorte pas ». L'avocat de la partie civile objecte que, précisément, le meilleur moyen de conclure une lettre de menace reste de la signer : « Un ami qui vous veut du bien ». « Tous ces gens qui se pressent autour de Mathieu V. pour l'aider dans cette horrible chose qui lui arrive, ça fait chaud au cœur », ironise le procureur. Il concède que Younes H. a un casier néant, mais qu'après tout, « c'est une situation normale » : « En correctionnelle, on crie au miracle, [mais] on ne va pas non plus lui décerner la légion d'honneur ». Il réclame dix-huit mois de sursis simple et 5 000 € d'amende.

« On nous présente Younes H. comme une sorte de forcené », réplique son avocat, « mais on a quand même un policier qui y va à fond ». Il rappelle que son client s'est borné à conseiller à Mathieu V. de « nommer une personne de confiance » pour « régler ça », et que ça ne constitue pas « une pression pour faire agir dans un sens déterminé ». Plaide que si Younes H. espérait une gratification, c'était plutôt de la part de « Luka », qui « lui promet monts et merveilles dans leurs échanges » : « On confond la contrepartie qu'il pourrait tirer de [cette] collaboration, avec celle qu'il pourrait attendre d'une tentative de chantage ». Soutient enfin que Younes H. s'est désisté volontairement « avant même qu'on l'évince », en donnant au passage des éléments permettant d'identifier les maîtres-chanteurs : « Des gens proches de toi », « des Marseillais ». C'est curieusement l'avocat d'un coprévenu qui résume le mieux cet épisode : « Lucas le négociateur, c'est une très bonne idée au départ. [Mais] Il est désemparé par un phénomène auquel il ne s'attend pas : son interlocuteur ne demande pas d'argent et n'envoie jamais d'extraits de la vidéo qu'il est censé détenir. Et ça dure des mois. (…) L'enquêteur est pris dans son enquête, et il veut aboutir, il en a marre ».

« Dans son esprit, il règle une embrouille… »

Enfin, on passe au « troisième étage de la fusée », lorsque Mustapha Z. se détourne de Younes H. et cherche un autre intermédiaire. Il jette son dévolu sur Karim Z., qu'il hameçonne au départ avec son business d'accessoires bling-bling, et rencontre à plusieurs reprises, de Madrid à Lyon. Le rôle de cet énième intermédiaire consiste surtout à faire entrer dans la boucle Karim B., célèbre co-équipier de Mathieu V. dont il est proche depuis l'enfance. Ce qui colore le dossier en ce qui le concerne, c'est surtout la teneur de ses conversations avec les uns et les autres, même si l'on y rencontre aussi des éléments qui vont dans son sens. Par exemple : « De toute façon, on est là pour l'arranger. Il veut pas, il se démerde. [On rend] service, après il fait comme il veut, hein ». Mais ce qui joue contre lui, c'est surtout son lourd casier, comportant même une mention criminelle : l'ordonnance de renvoi mentionne d'ailleurs la récidive. Mais elle ne vise pas correctement le premier terme.

Le parquet sollicite deux ans ferme (moins trois mois de détention provisoire) et 5 000 € d'amende, en soulignant notamment un « ancrage dans la délinquance qui est préoccupant, […] il a du mal à comprendre qu'il faut arrêter les plans foireux ». Son avocat relativise le contenu des écoutes, « puisque par définition, vous êtes saisis d'une infraction qui se cantonne à un propos ». Il concède que dans ces discussions, « il y a de la petitesse, de l'inélégance, de la mesquinerie… ce n'est pas très chic tout ça », mais que « vous devez faire l'effort d'adopter le prisme, la culture, les habitudes, sémantiques, lexicales, de ceux que vous devez juger, […] sinon ce n'est pas possible ». Or, « dans son esprit, il règle une embrouille. […] Intermédiation, intercession… Ce ne sont pas des mots qu'ils emploient […] mais dans son esprit, c'est ce qu'il fait. Et pourquoi ? Parce qu'il veut montrer qu'il est capable de faire en sorte que les choses se passent bien ». L'avocat résume cette idée par une formule un peu saugrenue : « Vous devez laisser de côté votre cerveau de magistrat ».

« Vous n'êtes pas les juges de la bienveillance… »

On en arrive donc à Karim B., fameux « aristocrate de la pelouse », qui ne posera d'ailleurs pas un crampon dans le prétoire. Il est pour sa part poursuivi pour complicité : on lui reproche d'avoir voulu rabattre Mathieu V. vers son ami Karim Z., pour permettre à ce dernier de s'interposer, et donc s'imposer, dans les potentielles tractations. La rencontre a lieu au sein du centre technique de l'Équipe de France, à Clairefontaine. Le contenu de la conversation qui se tient dans le huis-clos d'une chambre est un peu sibyllin. Mais l'avocat de la partie civile et le procureur lisent les compte-rendus qui en ont été faits par les deux parties en imitant un accent se voulant corse ou sicilien, histoire de bien montrer que ce ne pouvaient être que des menaces voilées. Ce qui peut interroger, c'est encore l'intervention du commissaire « Luka ». Car, sans doute sur la base d'écoutes, il annonce la rencontre à Mathieu V. dès la veille au soir. Or, en procédure, absolument aucun PV de « Luka » ne laisse entendre que ce dernier aurait cherché à savoir ce qui s'était dit. La défense en déduit qu'elle ne s'était peut-être pas avérée aussi incriminante qu'escompté : « Mon sentiment, c'est qu'il y a eu un débriefing, mais il n'est pas bon, il ne va pas dans le sens de la thèse des enquêteurs, […] alors on n'en fait rien ». Mathieu V. n'a au demeurant évoqué pour la première fois cette conversation que tardivement dans l'instruction, ce qui pourrait démontrer que, sur le moment, et même avec un peu de recul, il ne se serait pas senti menacé. L'accusation insiste lourdement sur les écoutes, effectivement fort peu amènes : « Il était tout blanc », « l'autre tarlouze », « ils vont lui pisser dessus », « je m'en bats les couilles »…

Le parquet considère qu'on ne peut pas juger cet dernier prévenu « comme n'importe qui », dans la mesure où « il est porteur de plein de choses, d'espoir pour les gens, […] de valeurs extrêmement importantes à protéger ». Par conséquent, il aurait « causé un trouble à l'ordre social beaucoup plus important » que s'il avait été un simple quidam, conduisant le procureur à requérir dix mois d'emprisonnement avec sursis et une amende de 75 000 €. Son premier avocat reconnaît que Karim B. n'a pas « été dans une bienveillance exceptionnelle », ce qu'il met sur le compte de la « prison dorée » dans laquelle il est selon lui enfermé : « Ils sont sous pression, […] ils ont besoin de soupapes ». Sur le fond, il souligne que « l'élément intentionnel n'est pas présumé en matière de complicité de tentative de chantage » : que son client n'ait pas été le meilleur des camarades, « c'est possible, mais ce n'est pas une infraction pénale », faute de « dessein infractionnel ». Le second avocat de Karim B. poursuit sur le même mode : « On peut digresser à l'envi sur les rires, la bienveillance ou pas, mais […] vous n'êtes pas les juges de la bienveillance ».

La décision sera rendue le mercredi 24 novembre 2021.

 

Par Antoine Bloch

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