Procès pour abus de faiblesse de la « gourelle » d'un groupe de prière (partie II)

La semaine dernière, le tribunal correctionnel de Dijon (Côte-d'Or) se penchait sur les dérives sectaires d'un groupe de prière, constitué autour d'une gourelle (féminin de gourou) affirmant voir la vierge. Après quasiment deux décennies d'une instruction poussive et rocambolesque, « la petite servante » comparaissait, de même que son bras droit, pour abus de faiblesse aggravé. Le parquet a requis une année de sursis simple contre chacun. Jugement le 31 janvier 2022.

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« Je n'ai pas d'ordre particulier… », répond le matin du deuxième jour l'avocat de la « petite servante » à la présidente, lorsque celle-ci tente de planifier les auditions de la longue liste de témoins cités par la défense, tous membres actuels du groupe de prière. Va donc pour l'ordre alphabétique. De fait, sur certains points, ces témoignages sont sans doute un chouïa trop scriptés, donc relativement interchangeables. Parmi les invariants, il y a d'abord une vacherie pour une ou deux parties civiles : par exemple, cette « comédienne », aux « larmes faciles », et surtout « menteuse, beaucoup ». Puis une ébouriffante anecdote ménagère, comme ce jour où la gourelle, après une mauvaise nuit, « s'est levée tôt et en a profité pour faire du repassage », ou cette autre partie civile qui « refusait de faire la vaisselle ». Ensuite, une tout aussi renversante histoire de sous, comme cette caution refusée pour un appartement, ce prêt consenti pour acheter un camion, ou tout bêtement le fonctionnement de la caisse commune du groupe. Enfin, souvent, la revendication d'une totale liberté : « On a toujours fait notre vie », raconte l'une ; « Elle a toujours dit que sa porte était ouverte dans les deux sens », narre une autre ; « Elle disait que, si on partait, au bout de six mois, elle n'appellerait plus », explique un troisième. Et puis d'ailleurs, objecte une quatrième, « ce n'est pas possible d'être sous emprise quand on a son [propre] compte en banque ».

Dominique raconte que « c'est dans ce groupe que j'ai rencontré mon mari » et, par la même occasion, qu'elle a coupé les ponts avec sa sœur lorsque, « avant mon mariage, elle a commencé à dire que j'étais dans une secte. J'ai été traînée dans la boue. [Avec] moi, les mensonges, ça ne passe pas ». Christophe raconte qu'il a été « éduqué chez les frères pendant toute ma scolarité, j'avais la messe tous les jours, et j'ai fait énormément de pèlerinages », avant de prendre ses distances avec le catholicisme classique, « parce que je n'avais pas la liberté qu'il y a dans les groupes de prière ». Lui aussi raconte qu'au fil des années, il a croisé des dizaines de personnes qui lui ont dit qu'il était dans une secte, notamment des curés et des bonnes sœurs. Mais chacune de ces mises en garde a en fait renforcé un peu plus sa certitude que ce n'était pas le cas. Dans le même esprit, un avocat des parties civiles résume ce qu'il croit avoir compris du témoignage de Julien : « Donc vous avez coupé avec votre famille parce qu'elle vous disait que c'était une secte, [puis] avec vos amis parce qu'ils ne vous ont pas dit que c'était une secte ? »

« Si les gens sous emprise n'étaient que des demeurés, ça se saurait »

Anne-Marie conteste l'existence de confessions publiques : « Quand il y avait un problème particulier, on pouvait avoir une petite réunion, parce que c'est comme ça que ça se passe en famille. […] C'était pour poser le problème, après on peut demander pardon, […] qui n'est pas forcément accordé tout de suite. » À la présidente, qui lui demande si des sanctions sont parfois prononcées, elle rétorque que « ça se réglait pratiquement toujours bien ». Avance enfin Anne-Isabelle, à qui certains prêtent le rôle de retranscrire divers enregistrements, notamment de ces discussions de groupe : « Les gens parlaient de leurs problèmes, de ce qu'ils voulaient, ce n'était pas une confession publique. » Mise sur le gril, elle finit par concéder : « Effectivement, j'ai enregistré […] et je retranscrivais. [Puis] je donnais [ces retranscriptions] aux personnes qui étaient concernées, mais pas aux autres. » La présidente se redresse :

— Dans quel objectif ?

— Si les personnes avaient besoin de se remémorer…

— De leur propre témoignage ?

— Oui, si des choses étaient sorties toutes seules.

Devisant sonorement avec l'huissier audiencier entre deux de ces témoignages, l'avocat de la gourelle fait un drôle de pronostic : « [La présidente] va mettre en délibéré, parce que, dans une affaire comme ça, elle n'aura pas le temps de motiver une condamnation [le soir-même]. » Ce n'est qu'après deux bonnes secondes qu'il ajoute : « Enfin… ou une relaxe, hein. »

Place aux plaidoiries de parties civiles. Un premier avocat déplore que tout le monde évite soigneusement le sujet des fameuses apparitions mariales : « Pourquoi un tel déni ? Parce que ces éléments […] font de “la petite servante” un être prééminent qui a suscité l'adoration, la vénération, qui [ont] permis la mise en œuvre de l'emprise. Et tout cela est précautionneusement effacé dans une entreprise cosmétique. » Il ajoute que « ce qu'il faut que le tribunal sache, c'est que, dans toutes les sectes, tous les groupes, le niveau social, le niveau intellectuel n'ont aucune espèce d'importance. Si les gens sous emprise n'étaient que des demeurés, ça se saurait ». Il cite longuement le journal intime que tenait une ancienne adepte, depuis décédée, qui établit selon lui « l'omnipotence, l'omniscience et l'omniprésence » de la gourelle. Ajoute que « les gens ont abandonné leur libre arbitre le plus essentiel pour recourir systématiquement à elle ». « Ce dossier, c'est une caricature » de l'emprise, poursuit son confrère : « Vous avez un terreau, [qui est que] tous sont des catholiques extrêmement croyants, [qui ont] tous une blessure importante. […] Vous avez le conditionnement, [qui fait que] plus c'est gros, plus ça passe. […] Puis arrive la surveillance, et c'est là que ça se gâte un peu. » Sur le profit qu'Éliane et Daniel en retirent, il explique que, pour la première, « c'est bien simple, elle est le centre de leur monde. […] Elle a sa cour autour d'elle, qui fait ses quatre volontés » Quant au second, « il est à la droite de l'élue, c'est la caution spirituelle ».

« La petite servante est devenue la grande prêtresse »

« Tout cela est une vaste supercherie ! », renouvelle le procureur. En prélude à ses réquisitions, il accumule longuement des références théologiques assurément accessibles à la plupart des bancs de la salle mais, on doit le confesser, beaucoup moins à ceux de la presse. On finit par reprendre le fil : « L'instruction de ce dossier comporte de nombreux manques, mais il y a [tout de même] beaucoup de choses dedans. […] Les faits d'abus de faiblesse, à mon avis, ils sont parfaitement constitués. » Il évoque notamment la mise en scène des prétendues apparitions, « même si je ne connais pas une seule cérémonie religieuse où il n'y ait pas une mise en scène… c'est un peu le principe ». Enchaîne sur « cette soumission, ce manque de libre arbitre, cette prison spirituelle [dont] ils étaient incapables de sortir ». Insiste sur les sanctions, prononcées au terme de « procès que l'on pourrait qualifier de quasi staliniens, […] et tout ça en place publique ». Et notamment « le banissement du groupe, [qui] a toujours été la sanction suprême, que ce soit dans un village amérindien […] ou un groupe sectaire ». « Au-delà de ces apparitions, dont ils ne disent même pas s'ils y croient ou pas, d'ailleurs », le proc' considère que « la petite servante est devenue la grande prêtresse… qui avait à son service des petites servantes ». Il en profite pour s'adresser aux actuels adeptes, pour « marteler » que la communauté a été organisée « contre l'archevêque, c'est-à-dire contre l'autorité de [votre] église. C'est quelque chose qui, à mon avis, devrait vous heurter, profondément ». Et de conclure : « Vous allez entrer en voie de culpabilité à [leur] encontre, [car ils] sont effectivement la gourelle et son âme damnée [dans] ce groupuscule à dérive sectaire. » Mais, comme « on ne peut pas envisager qu'elle aille en prison », il requiert pour chacun un an d'emprisonnement, intégralement assorti du sursis simple.

L'avocate de Daniel, le bras droit, explique de son client que « c'est un homme ordinaire, je le dis sans connotation péjorative. C'est une personne qui a une vie très simple, comme nous tous ». Et de poursuivre : « N'en déplaise aux parties civiles et au ministère public, on est quand même là pour faire du droit. Donc ça va être très scolaire, mais c'est un impératif. » Malgré cet avertissement, elle expédie un peu sa démonstration juridique. Car, rapidement, elle oblique sur « le fatras d'arguties » des parties civiles, « dont on a bien de la peine à savoir ce que l'on peut en tirer ». Elle balaie notamment d'un revers de main tout ce qui s'est dit dans le prétoire sur le phénomène d'emprise : « Ce sont des reproductions serviles d'écrits sur les dérives sectaires. C'est quand même un peu facile de reprendre à son compte des extraits d'ouvrages et de considérer que ça va servir de preuve. […] Moi, je pense que votre tribunal, il est saisi par les parties civiles pour en faire une tribune. [Mais] à trop en faire, à la fin, on n'est absolument plus crédible. » Sur les dommages-intérêts : « C'est pour faire sortir ceux qui restent, […] sinon, on aurait pu vous demander l'euro symbolique. » Conclusion : « À mon sens, on ne peut pas [le] déclarer coupable. […] Mais il tirera quand même un nouvel enseignement de cette procédure épouvantable, qu'on peut qualifier d'épreuve […] pour cet homme qui n'est qu'en recherche de spiritualité. […] Il aura appris à ses dépens que, dans la vie, on n'est jamais trahi que par les siens. » En guise de dernier mot, Daniel lancera finalement : « Je ne vois toujours pas pourquoi je suis là. »

« Ils sont tous fous, les uns comme les autres »

Non sans avoir convoqué Kafka et Jarry, l'avocat d'Éliane chamarre sa plaidoirie de parallèles un brin faisandés, pour tourner en ridicule les demandes des parties civiles en même temps que certains journalistes, évidemment « islamo-gauchistes ». « Vous n'avez pas à juger une ancienne gardienne de camp de concentration », tonne-t-il par exemple, quand il ne se lance pas dans l'évocation médico-légale du viol d'un tout jeune enfant : parce que, tout de même, « la justice a envie de protéger les victimes, mais on n'est pas au Bataclan ». Il fustige aussi l'interminable procédure : « Tout ça pour aboutir à un procès où s'entre-déchirent des gens qui […] ont partagé des moments de joie et de bonheur. » Exhume des morceaux choisis du glauque dossier de placement par l'assistance publique de sa cliente alors enfant : « Ça vous laisse augurer de sa vie et de son parcours, [même si] c'est un argument réversible. » Il concède en cela que, faute de surmonter sa propre histoire, elle pourrait éventuellement n'avoir pas exagérément incité les membres du groupe à se réconcilier avec la leur. Il dresse aussi un inventaire exhaustif de ses soucis de santé, « parce que certains vont jusqu'à dire qu'elle simulerait […], ça dépasse l'entendement ». Toujours est-il que, selon lui, « c'est un problème de foi, et chacun vit sa foi comme il l'entend ». Lui aussi évoque un terreau favorable, mais en retournant l'argument : « Je ne pense pas qu'un agnostique ou un athée, en [la] voyant en transe, serait allé illico se faire baptiser. » Dans le même esprit, il désigne ensuite les deux rangées de bancs : « Il fallait tous les expertiser, parce qu'ils sont tous fous, les uns comme les autres. Mais être fou, ce n'est pas être vulnérable. » Il revient ensuite sur le rôle de l'église (« On peut dire qu'elle a traîné des pieds ») avant de relever sommairement que l'article du code est « difficile à manier », et de conclure que sa cliente « veut simplement retrouver son honneur ». On en vient au dernier mot de la gourelle, à savoir : « Je suis désolée d'être là aujourd'hui, on aurait été mieux à la maison. »

« On n'est plus à un ou deux mois près », précise la présidente avant de mettre en délibéré, au 31 janvier 2022.

 

Par Antoine Bloch

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