Non, le préjudice nécessaire n'est pas mort
Le dépassement de la durée maximale de travail ouvre à lui seul droit à réparation
Le 13 avril 2016, la Cour de cassation mettait fin au préjudice nécessaire dans le cadre du contentieux social (Soc. 13 avr. 2016, n° 14-28.293, Dalloz actualité, 17 mai 2016, B. Ines ; D. 2016. 900 ; ibid. 1588, chron. P. Flores, E. Wurtz, N. Sabotier, F. Ducloz et S. Mariette ; ibid. 2484, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2017. 840, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 650, étude S. Tournaux ). C'est du moins ce qu'ont coutume de rappeler les plaideurs chargés de la défense des intérêts patronaux. Il n'y aurait donc plus de manquement à la législation sociale qui causerait nécessairement un préjudice au salarié, pour reprendre la formule longtemps consacrée, et qu'il reviendrait au juge du fond de réparer systématiquement dès lors qu'une faute de l'employeur est constatée. Il faut dire que, jusqu'à cette décision, les arrêts de la cour régulatrice reconnaissant des situations dans lesquelles le salarié subissait nécessairement un préjudice en raison de la violation du droit du travail ne manquaient pas.
C'est par l'utilisation d'une formule générale dans la décision, selon laquelle « l'existence d'un préjudice et l'évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond », que la fin du préjudice nécessaire s'était révélée. Dans le rapport annuel de la Cour de cassation, on pouvait lire au sujet de cet arrêt la volonté de la chambre sociale de revenir à une application plus orthodoxe des règles de la responsabilité civile et commune à l'ensemble des chambres civiles de la Cour de cassation (Cass., Rapport annuel 2016, p. 247). La formule n'était pas des mieux choisies, tant il n'est plus nécessaire de démontrer que l'application « orthodoxe » du droit commun à la relation de travail n'est pas des plus appropriées en présence de la partie faible qu'est le salarié (on renvoie ici à l'analyse de H. Ciray : Les contours du préjudice nécessaire en droit du travail, obs. ss Soc. 17 oct. 2018, n° 17-14.392, Dalloz actualité).
Le commentaire produit par la Cour régulatrice elle-même laissait d'ailleurs ouverte, à bien lire, la porte du préjudice nécessaire. En effet, le rapport soulignait que d'autres chambres reconnaissaient son existence. Il en était ainsi (Com. 9 oct. 2001, n° 99-16.512, RTD civ. 2002. 304, obs. P. Jourdain ), et c'est toujours le cas (Com. 12 mai 2021, n° 19-22.707), de la chambre commerciale considérant qu'il « s'infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, d'un acte de concurrence déloyale ». Le rapport annuel évoquait également la première chambre civile et la réparation en matière de manquements au devoir d'information.
Il était donc question de mettre en place une application de la responsabilité civile commune aux chambres civiles, alors même que d'autres chambres que la chambre sociale appliquaient dans certains cas la notion de préjudice nécessaire. Il fallait probablement en déduire, plutôt que la fin du préjudice automatique en matière sociale, une diminution des situations concernées et une réorientation de sa justification. Le rapport annuel retenait d'ailleurs qu'il fallait mettre fin à la multiplication des exceptions aux règles de la démonstration du préjudice revendiqué, mais n'invoquait pas leur suppression…
Les décisions de la chambre sociale qui ont suivi ont montré un rejet du préjudice nécessaire dans de nombreux domaines dans lesquels il avait été reconnu avant la décision du printemps 2016. Néanmoins, à plusieurs reprises, avec une variabilité de position quelque peu déconcertante (v. l'art. de H. Ciray préc.), les hauts magistrats en ont retenu l'existence.
Ainsi, de manière non limitative, il est loisible de constater que la Cour de cassation a validé l'existence d'un préjudice automatique pour le salarié :
- dont la vie privée a été violée par l'employeur (Soc. 12 nov. 2020, n° 19-20.583, Dr. soc. 2020. 1044, obs. C. Radé ) ;
- qui n'a pas été informé de l'étendue de son droit individuel à la formation dans la lettre de licenciement (Soc. 19 oct. 2016, n° 15-16.390) ;
- licencié pour motif économique alors que, bien qu'il y soit légalement tenu, l'employeur n'a pas accompli les diligences nécessaires à la mise en place d'institutions représentatives du personnel, sans qu'un procès-verbal de carence ait été établi, ce qui le prive de la possibilité d'être représenté et de voir ses intérêts défendus (Soc. 17 oct. 2018, n° 17-14.392, D. 2018. 2142 ; ibid. 2019. 963, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2019. 88, obs. J. Mouly ; ibid. 250, étude Y. Pagnerre et S. Dougados ; RDT 2018. 862, obs. V. Ilieva ) ;
- qui subit la perte injustifiée de son emploi (Soc. 13 sept. 2017, n° 16-13.578, Dalloz actualité, 27 oct. 2017, obs. B. Ines ; D. 2017. 1766 ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero ; Dr. soc. 2017. 1074, obs. J. Mouly ).
Le préjudice automatique a également été retenu, au profit des organisations syndicales, lorsque l'employeur ne respecte pas les dispositions issues d'un texte conventionnel, son inapplication causant nécessairement un préjudice à l'intérêt collectif de la profession (Soc. 26 avr. 2017, n° 16-13.681 ; 23 janv. 2019, n° 17-22.769 ; 20 janv. 2021, n° 19-16.283, D. 2021. 139 ; Dr. soc. 2021. 281, obs. C. Radé ).
Dans ces conditions, affirmer que le préjudice nécessaire a disparu de la jurisprudence de la cour régulatrice est aller un peu vite en besogne. L'arrêt du 26 janvier 2022 ne fait que le confirmer.
Confrontée à une demande d'un salarié en dommages-intérêts pour violation de la durée maximale du travail, la cour d'appel a constaté qu'il avait travaillé plus de cinquante heures sur une semaine. Les juges du fond ont néanmoins rejeté la demande d'indemnisation car le salarié ne démontrait pas « très exactement en quoi ces horaires chargés lui avaient porté préjudice ». La décision est cassée : les juges du droit retiennent que « le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation ».
Le préjudice résultant automatiquement du comportement fautif de l'employeur existe donc toujours. Il convient cependant de noter une tendance des magistrats du quai de l'Horloge à le retenir en présence d'une violation de règles répondant à des droits fondamentaux ou au moins supralégaux.
Dans l'arrêt analysé, c'est le droit européen du temps de travail qui est mobilisé ainsi que la position de la Cour de justice de l'Union européenne en la matière (CJUE 14 oct. 2010, aff. C-243/09, Fuß c. Stadt Halle, pt 53, AJDA 2010. 2305, chron. M. Aubert, E. Broussy et F. Donnat ; RTD eur. 2012. 490, obs. S. Robin-Olivier ; Rev. UE 2014. 243, chron. E. Sabatakakis ). Dans l'affaire ayant conduit à la décision du 17 octobre 2018 cité plus haut, c'est le droit à la représentation salariale qui était visé et les textes fondamentaux s'y référant cités par la Cour (Préambule de la Constitution du 27 oct. 1946, al. 8 ; Charte UE, art. 27) ainsi que le droit dérivé européen (dir. 2002/14/CE du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne). L'arrêt du 19 octobre 2016 qui concerne le DIF, bien qu'il ne le cite pas, peut être justifié par le droit constitutionnel à la formation (Préambule de la Constitution du 27 oct. 1946, al. 13). Le droit à l'emploi (Préambule de la Constitution du 27 oct. 1946, al. 5), qui n'est pas non plus cité dans la décision, trouvait quant à lui sa place dans l'arrêt du 13 septembre 2017. Le droit au respect de la vie privée est également présent dans les textes fondamentaux (Charte UE, art. 7 ; Conv. EDH, art. 8).
Davantage que la fin du préjudice nécessaire, c'est ainsi sans doute plutôt un renforcement des fondements juridiques de celui-ci qu'il y a lieu de constater ces dernières années en matière sociale.
L'avocate générale ne fait ainsi que confirmer l'analyse, lorsqu'elle invite à la cassation dans la présente affaire en soulignant que « cette solution n'est pas de nature à remettre en cause tout l'équilibre de votre jurisprudence dès lors que vous pouvez réserver la notion de “préjudice nécessaire” aux seuls droits fondamentaux protégés et garantis par la Constitution et les règles du droit social de l'Union revêtant une importance particulière ». Celle-ci invoquait également la vocation punitive du droit de la responsabilité, qui doit peut-être trouver pleinement écho dans la situation particulière issue de la relation de travail salariée afin de garantir l'effectivité du droit applicable.
Il est désormais certain qu'il faut composer avec le préjudice nécessaire en droit social.
Par Julien Cortot
Soc. 26 janv. 2022, FS-B, n° 20-21.636
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