L’attribution ponctuelle des pertes d’une SCI à certains associés peut être admise

Les décisions d’assemblée générale extraordinaire qui attribuent, sur trois exercices consécutifs, la totalité des pertes d’une SCI à deux associés sur sept ne peuvent être regardées comme des stipulations réputées non écrites au sens des dispositions de l’article 1844-1 du Code civil dès lors que ces décisions ne dérogent que de manière ponctuelle au pacte social.

Les résultats d’une société de personnes visée à l’article 8 du CGI doivent être répartis conformément aux droits des associés résultant soit du pacte social, soit d’un acte ou d’une convention antérieurs à la clôture de l’exercice et conférant aux associés des droits différents de ceux que leur attribue le pacte social (CE 26-4-1976 n° 93212 et CE 6-10-2010 n° 307969). Les statuts prévoient généralement une répartition des résultats proportionnelle à la part de chaque associé dans le capital social. Les actes et conventions de répartition dérogatoires aux statuts sont valables dans les limites prévues par l’article 1844-1 du Code civil selon lequel une stipulation attribuant à un associé la totalité du profit procuré par la société ou l’exonérant de la totalité des pertes ou encore celle excluant un associé totalement du profit ou mettant à sa charge la totalité des pertes sont réputées non écrites.

Le Conseil d’État juge, dans un arrêt du 18 octobre 2022, que les décisions d’assemblée générale extraordinaire (AGE) qui attribuent, sur trois exercices consécutifs, la totalité des pertes d’une SCI à deux associés (très minoritaires) sur sept ne peuvent être regardées comme des stipulations réputées non écrites au sens des dispositions de l’article 1844-1 du Code civil dès lors que ces décisions ne dérogent que de manière ponctuelle au pacte social. Cet arrêt est l’occasion pour le Conseil d’État de définir les conditions dans lesquelles les dispositions de l’article 1844-1 du Code civil ne font pas obstacle à ce que les pertes d’un exercice ne soient pas réparties entre tous les associés.

Les faits

Les faits à l’origine du litige présenté devant le Conseil d’État sont les suivants. Des époux sont associés d’une société civile immobilière (SCI) relevant du régime fiscal des sociétés de personnes. Ils possèdent chacun 0,5 % du capital social, les 99 %restants étant détenus par leurs cinq enfants. La SCI possède un immeuble qu’elle donne en location à des particuliers et ses résultats sont imposables au niveau des associés dans la catégorie des revenus fonciers.

L’AGE de la SCI a décidé, à l’unanimité de ses sept associés, quelques jours avant la clôture de chacun des exercices 2014, 2015 et 2016, que les bénéfices ou les pertes de la SCI seraient pris en compte en totalité par les parents et par aucun des enfants. Les trois exercices concernés ont dégagé uniquement des pertes.

S’appuyant sur ces décisions, les époux ont déclaré, au titre de leurs revenus imposables des années 2014 à 2016, des déficits fonciers correspondant à la totalité des pertes enregistrées par la société au titre de ces mêmes années et les ont imputés en totalité sur leurs revenus fonciers.

En se fondant sur l’interdiction des clauses léonines prévue par l’article 1844-1 du Code civil [ndlr : clause qui attribue à un cocontractant des droits et avantages disproportionnés principalement dans le partage des bénéfices ou la contribution aux pertes], l’administration a estimé que la fraction des déficits fonciers de la SCI attribuée aux époux pour les années d’imposition en litige devait être fixée en proportion de leurs parts dans le capital social, soit 1 % pour le foyer fiscal et a réintégré 99 % des déficits fonciers dans leurs revenus fonciers au titre de chacune des années concernées.

Ce raisonnement a été écarté par la cour administrative d’appel de Paris qui a donné raison aux époux (CAA Paris 16-1-2022 n° 20PA01989).

Même si une stipulation qui exonère un associé de toute participation aux pertes entre dans le champ de l’article 1844-1 du Code civil...

Le Conseil d’État rappelle dans un premier temps que les associés d’une société de personnes peuvent convenir d’une répartition du résultat différente de celle qui résulte du pacte social par un acte ou une convention antérieurs à la clôture de l’exercice. Il rappelle également qu’il résulte des dispositions de l’article 1844-1 du Code civil qu’une stipulation qui a pour effet d’attribuer à un unique associé la totalité des profits procurés par la société ou de mettre à sa charge la totalité des pertes, ou qui a pour effet d’exclure un quelconque associé de tout profit ou de l’exonérer de toute participation aux pertes, est réputée non écrite.

Même si les pertes de la SCI ont été attribuées à deux associés et non à un seul, il n’en reste pas moins que plusieurs associés (les enfants) sont totalement exonérés des pertes. Or il suffit, pour entrer dans le champ de la prohibition des clauses léonines, qu’un quelconque associé soit exclu de tout le profit ou de toutes les pertes. Par conséquent, les décisions d’AGE de la SCI correspondent effectivement à l’une des hypothèses mentionnées par l’article 1844-1.

... elle n’est pas léonine si elle ne déroge que de manière ponctuelle au pacte social

Le recours formé par l’administration reproche à la cour de s’être fondée sur un élément inopérant en retenant que l’attribution de la totalité des pertes aux époux avait un caractère ponctuel. La cour aurait de surcroît dénaturé les faits de l’espèce puisque l’attribution des pertes a été décidée au cours de trois années consécutives et n’a ainsi plus rien de ponctuel.

Suivant l’analyse menée par son rapporteur public, le Conseil d’État considère au contraire que la cour a porté sur les faits de l’espèce une appréciation exempte de dénaturation lorsqu’elle s’est fondée sur le fait que les décisions d’AGE litigeuses ne dérogent que de manière ponctuelle au pacte social. En refusant ainsi de réputer non écrites ces décisions qui se bornent à déroger aux règles statutaires pour ce qui concerne la répartition des seules pertes constatées à la clôture des exercices concernés, et alors même que ces décisions ont pour effet d’exonérer certains associés de toute participation à ces pertes, la cour n’a pas commis d’erreur de droit.

Dans ses conclusions, le rapporteur public a suivi le raisonnement suivant. L’article 1844-1 du Code civil ne subordonne pas l’identification d’une clause léonine à une condition de durée minimale ni de permanence. La question qui doit être posée est plutôt celle de la nature des « pertes » visée par cet article. Celles-ci sont les pertes mentionnées par l’article 1832 du Code civil qui énonce que « les associés s’engagent à contribuer aux pertes ». Ces pertes sociales se distinguent de la perte comptable ou du résultat fiscal négatif constaté au titre d’un exercice. Est donc considérée comme léonine une clause qui affranchit les apports des associés de toute contribution aux pertes. La doctrine civiliste et commercialiste considère que le moment de la contribution aux pertes, ce n’est pas la clôture d’un exercice qui s’avérerait déficitaire, mais c’est, en principe, la dissolution de la société. C’est à ce moment seulement que l’on sait si les apports des associés vont pouvoir leur être restitués ou s’ils ont été entamés.

Dans ces conditions, les décisions d’AGE attribuant aux époux la totalité des pertes enregistrées par la SCI au titre des exercices 2014 à 2016 ne remettent pas en cause le principe statutaire de contribution aux pertes des associés proportionnellement à leur nombre de parts. Ainsi, les enfants, qui détiennent ensemble 99 % des parts sociales, contribueront à proportion de leur quote-part respective aux éventuelles pertes constatées à la dissolution de la SCI, soit pour 99 %. Le rapporteur public en conclut que la cour a eu raison de juger qu’une modification ponctuelle du pacte social, c’est-à-dire sans influence sur la contribution aux pertes, ne suffit pas à caractériser une clause léonine.

À noter

Le rapporteur public rappelle dans ses conclusions que la Cour de cassation raisonne de cette manière dans la situation symétrique dans laquelle la société est bénéficiaire. Elle retient en effet que l’article 1844-1 du Code civil ne fait pas obstacle à ce que les bénéfices distribuables d’un exercice clos soient répartis entre les associés, sous forme de dividendes, conformément aux renonciations exprimées par certains d’entre eux en assemblée générale (Cass. com. 13-2-1996 n° 93-21.140).

CE 8e-3e ch. 18-10-2022 n° 462497

© Lefebvre Dalloz