Fraude fiscale : une amende d'intérêt public record prononcée contre le groupe McDonald's pour une CJIP controversée
Le 16 juin 2022, le tribunal judiciaire de Paris a validé la CJIP signée entre le procureur de la République financier et plusieurs sociétés françaises du groupe McDonald's dont la somme des droits et pénalités dus au titre du règlement d'ensemble et de l'amende d'intérêt public s'élève à plus d'un milliard d'euros, soit une somme totale record en matière de fraude fiscale.
Depuis la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude (v. not. J. Gallois, Les apports de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, AJ pénal 2018. 560 ), il est possible de conclure une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) en matière de fraude fiscale. Moins de deux ans après sa création par la loi Sapin II (L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016), le législateur étendait ainsi le champ d'application de la CJIP, corrigeant ce qui apparaissait davantage comme un malencontreux oubli qu'une faveur concédée au fraudeur. Jusque-là, ce dernier pouvait en effet seulement être poursuivi du chef, outre d'une infraction d'atteintes à la probité, de blanchiment de fraude fiscale, rendant la situation difficilement justifiable dans le cas où cet auteur apparaissait également comme l'auteur de l'infraction principale (sur l'hypothèse de l'autoblanchiment, not. Crim. 28 oct. 2015, n° 14-85.120 ; 18 mars 2020, n° 18-85.542, Dalloz actualité, 26 mai 2020, obs. J. Gallois ; D. 2020. 654 ; ibid. 1750, chron. G. Barbier, A.-S. de Lamarzelle, A.-L. Méano, M. Fouquet, E. Pichon, C. Carbonaro et L. Ascensi ; ibid. 1807, obs. C. Mascala ; RSC 2020. 945, obs. H. Matsopoulou ), la voie de la connexité étant au demeurant fermée.
Une CJIP au montant record
La correction ainsi opérée, elle se révèle, au travers de cette nouvelle CJIP, d'une utilité pratique redoutable. Car si ce n'est pas la première convention conclue en matière de fraude fiscale – il y a déjà eu, pour rappel, la banque JP Morgan Chase (TJ Paris, 2 sept. 2021, JP Morgan Chase Bank National Association, n° PNF-12 174 072 093, Dalloz actualité, 28 sept. 2021, note P. Dufourq ; Gaz. Pal. 12 oct. 2021, n° 35, p. 22, note G. Daïeff et G. Poissonnier), Google (TJ Paris 12 sept. 2019, Google France SARL et Google Ireland Ltd, n° PNF-15 162 000 335, Dalloz actualité, 17 oct. 2019, obs. P. Dufourq ; AJ pénal 2019. 614, obs. J. Lasserre Capdeville ) ou encore la société Carmingnac (TGI Paris 28 juin 2019, Carmignac Gestion, n° PNF-17 044 000 327) –, cette convention se singularise par son montant, la somme des droits et pénalités dus au titre du règlement d'ensemble et de l'amende d'intérêt public s'élevant à plus d'un milliard d'euros, une somme totale record en matière de fraude fiscale – 1 245 624 269 € pour être précis (Communiqué de presse du procureur de la République financier, 16 juin 2022). Rappelons que la banque JP Morgan Chase avait été condamnée à payer 25 millions d'euros, les sociétés Google France SARL et Google Ireland Ltd à 500 millions d'euros et la société Carmignac à 30 millions d'euros.
Malgré cette somme record, qui n'est certes pas la plus élevée – la société Airbus avait été condamnée à plus de 2 milliards d'euros (TJ Paris, 29 janv. 2020, n° PNF-16 159 000 839, Dalloz actualité, 18 févr. 2020, obs. P. Dufourq) – mais qui atteste de l'efficacité économique de l'instrument transactionnel, la CJIP se voit en même temps reprocher ce même montant. À peine homologuée que la CJIP conclue avec le géant de la restauration rapide a en effet attiré les foudres de la presse, spécialisée comme non spécialisée, selon laquelle ce dernier est prêt à payer plus d'un milliard pour éviter des poursuites en France (not. Fraude fiscale : McDonald's paie 1,25 milliard d'euros pour éviter des poursuites en France, 16 juin 2022, Lepoint.fr ou Lemonde.fr ; déjà en 2019, McDonald's chercherait à éviter son procès pour fraude fiscale, 24 janv. 2019, bfmtv.fr ; Fraude fiscale : McDonald's négocie avec le parquet financier pour éviter un procès, 24 janv. 2019, challenges.fr).
À dire vrai, une telle critique n'étonne personne. Depuis sa création, la CJIP, parce qu'elle prend la forme d'un accord négocié entre le ministère public et une personne morale, reste un mode de règlement controversé. Si cet accord ne va pas jusqu'à instituer un marchandage, les termes utilisés au sein de la convention ainsi que les discussions avec la personne morale portant sur les montants d'amende envisagés peuvent laisser entendre la mise en place d'une justice réservée à quelques privilégiés. Car c'est bien en contrepartie de l'abandon des poursuites pénales, et donc de l'absence de toute déclaration de culpabilité, que la personne morale – et uniquement la personne morale, à l'exclusion des personnes physiques, dont ses organes ou représentants – accepte de signer la CJIP. En outre, les conventions sont souvent conclues avec de très grandes entreprises ou groupes de sociétés pesant lourdement dans le secteur économique – la présente CJIP n'échappe pas la règle ! Aussi, la CJIP ainsi conclue donne l'impression d'un règlement répressif dérogatoire mais aussi discret et expéditif, favorable à ces personnes morales lesquelles auraient plus à perdre à être mises en cause sur le long terme, en raison par exemple de la diffusion d'informations confidentielles durant la procédure.
Pourtant, avec le développement du mécanisme de la CJIP, et son retentissement médiatique, toujours plus important à chaque accord conclu – la présente CJIP en est le parfait exemple –, il est difficile de soutenir encore aujourd'hui que cette justice demeure discrète, et donc que la personne morale payerait en quelque sorte le prix de sa paix.
De même, il est rare que cette justice soit aussi expéditive. Si elle a été conçue, à l'instar de ce que l'on connaît déjà, comme une alternative aux poursuites, la CJIP peut également intervenir au cours d'une instruction. Elle intervient d'ailleurs le plus souvent au cours de cette dernière qui a duré souvent déjà plusieurs années.
Cette singularité qui fait de la CJIP une alternative au jugement présente deux vertus principales. La première est qu'elle offre la possibilité pour un juge d'instruction, empêtré dans une information judiciaire qui n'avance plus, de se diriger à la demande ou avec l'accord du procureur de la République, vers une CJIP (C. pr. pén., art. 180-3) et ainsi d'offrir une réponse pénale. Il ne s'agira là peut-être pas de la meilleure réponse pénale mais la CJIP permettra à tout le moins d'apporter une réponse pénale, et ce, peu importe qu'elle procède d'une incitation. Il faut avoir en tête que « le choix de recourir à la CJIP doit être le fruit de la raison, non de l'émotion ; il doit être opéré sur la base d'une analyse détaillée coût/risque/vérité/conséquences économiques confrontée aux chances de la personne morale d'être définitivement condamnée devant les juridictions pénales » (N. Catelan et L. Saenko, De quoi la CJIP est-elle réellement le nom ?, Gaz. Pal. 16 mars 2021, n° 399b4, p. 69).
La seconde est qu'elle assure la performance de ce mécanisme de « justice collaborative » qui n'est plus à démontrer. La conclusion d'un tel accord permet en effet d'assurer l'infliction d'amendes à l'encontre de la personne morale, la réparation des préjudices subis par les victimes identifiées ainsi que la mise en conformité de cette dernière, sans avoir à déterminer l'étendue de sa responsabilité pénale ni à établir avec certitude sa culpabilité, que ce soit au regard du texte d'incrimination que de l'article 121-2 du code pénal. Par ailleurs, pour demeurer crédible et incitative, la CJIP, qui a été construite sur le même schéma que son inspiratrice américaine, le deferred prosecution agreement, doit intervenir après qu'un certain nombre d'éléments à charge a été recueilli à l'encontre de la personne morale, pour constituer un moyen de pression efficace contre cette dernière. D'où l'existence en amont, dans la très large majorité, d'une information judiciaire, s'agissant d'infractions commises au travers de faits souvent très complexes, comme en l'espèce.
Une diminution artificielle des bénéfices réalisés en France
En janvier 2016, à la suite de plusieurs plaintes déposées en 2014 et 2015 par le comité d'entreprise de McDonald's ouest parisien et la CGT McDonald's Île-de-France, une enquête préliminaire avait été ouverte par le ministère public et confiée à l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales. Après plus de six ans d'investigations, la justice a établi que la chaîne de restauration avait diminué artificiellement, à partir de 2009, ses bénéfices en France au moyen de redevances pour l'exploitation de la marque McDonald's.
Jusqu'en 2009, les bénéfices des restaurants étaient versés au profit de deux sociétés animatrices du groupe en France, McDonald's France SA (MSA) et McDonald's System of France LLC (MSF), lesquelles reversaient une redevance de master-franchise de 5 %, calculée sur le chiffre d'affaires des restaurants à la société McDonald's corporation, basée aux États-Unis. La société de droit américain, établie dans le Delaware, avait en effet conclu un contrat de Master License Agreement pour une durée de vingt ans aux termes duquel elle concédait, en qualité de master-franchiseur, aux sociétés MSA et MSF le droit d'utiliser et de sous-licencier en France, « le système McDonald's », comportant le savoir-faire, les marques dont elle était détentrice ainsi que les droits de propriété intellectuelle nécessaires à l'exploitation de ce système. En contrepartie, les filiales françaises lui reversaient ladite redevance de 5 %, calculée sur le chiffre d'affaires de l'ensemble des restaurants exploités en France, sous l'enseigne McDonald's. Les deux sociétés animatrices concédaient ensuite des franchises d'utilisation du « système McDonald's » aux licenciés, filiales du groupe ou entreprises indépendantes.
En 2009, le groupe opère une restructuration de sa politique de prix de transfert en France au terme de laquelle les deux sociétés animatrices ont cédé leurs droits incorporels à une filiale luxembourgeoise du groupe, transformée par la suite en société à responsabilité limitée de droit luxembourgeois MCD Luxembourg real Estate SARL, ainsi devenue le master-franchiseur. En décembre 2008, un accord de répartition des coûts avait en effet été conclu entre la société luxembourgeoise et la société américaine aux fins de permettre à la première de sous-concéder aux franchisés et locataires-gérants le droit d'utilisation du « système McDonald's » ainsi que d'autres droits, dont les droits de propriété intellectuelle afférents. En contrepartie, la société luxembourgeoise s'engageait à lui verser une redevance annuelle décroissante, allant de 5 % en 2009 à 1 % à partir de 2007. À compter du 1er janvier 2010, les sociétés MSA et MSF ont versé à la société luxembourgeoise, en vertu d'un nouveau contrat de master-franchise, une redevance de 10 % et lui ont refacturé, en application d'un contrat de development services agreement, leurs coûts de développements des incorporels avec une marge de 5 %. Les redevances de master-franchise n'étaient donc plus remontées vers le groupe américain mais versées à la société luxembourgeoise. Ces redevances étaient par la suite collectées par la succursale suisse de la société de droit luxembourgeois qui les reversait immédiatement à la succursale américaine de la société. Et grâce à une faille juridique existante dans la convention fiscale entre les États-Unis et le Luxembourg, les bénéfices réalisés par la société luxembourgeoise n'étaient pas imposés. Le groupe McDonald's pouvait ainsi réduire ses impôts sur les bénéfices payés en France en augmentant le versement de redevances à la société mère luxembourgeoise.
Entre 2009 et 2020, ces redevances, anormalement élevées, parce que transférées de l'Hexagone vers le Luxembourg, ont donc eu pour effet de diminuer les bénéfices taxables en France, alors même que cette dernière représente le deuxième plus gros marché de la chaîne de restaurants rapides.
Les déclarations des dirigeants ainsi que les documents saisis durant l'enquête préliminaire ont révélé que le doublement du taux de redevance s'expliquait principalement par l'accroissement de la profitabilité de la chaîne de restauration en France et l'accroissement corrélatif du montant de l'impôt dû. Les investigations ainsi menées ont, du même coup, conduit à remettre en cause l'existence de la société de droit luxembourgeois et confirmé l'absence d'imposition de la société de droit luxembourgeois, en Suisse et aux États-Unis.
C'est sur ces faits mettant en cause les sociétés MSA, MSF et la société de droit luxembourgeois des chefs de fraude fiscale, fraude fiscale aggravée et de complicité de ces délits que la CJIP a été conclue et l'amende d'intérêt public fixée au maximum légal encouru, soit à plus de 508 millions d'euros au total, à laquelle lesdites sociétés sont tenues solidairement.
Une « sanction réelle, tant symboliquement qu'économiquement »
Tout en respectant les exigences tirées des principes constitutionnels de personnalisation et de nécessité des peines impliquant de tenir compte de facteurs à la fois majorants et minorants, la CJIP considère en effet que, si les sociétés ont coopéré durant la phase de négociation, l'amende, compte tenu de la gravité des faits – a ainsi été notamment relevé la durée des manquements (des exercices 2009 à 2020) et l'importance des montants des impôts éludés (469 781 538 €) justifiant l'application de coefficients majorants –, l'amende doit être calculée au regard des avantages tirés des agissements constatés, dans la limite de 30 % du chiffre d'affaires moyen des sociétés concernées, calculé à partir des trois derniers chiffres d'affaires annuels connus à la date du constat des manquements (C. pr. pén., art. 41-1-2).
Dans la mesure où l'Administration fiscale avait estimé le montant des droits et pénalités déjà dus par les sociétés visées, au titre de l'impôt sur les sociétés non versé entre 2009 et 2020, à 737 millions d'euros, la CJIP ne pouvait excéder la somme, au titre de l'amende d'intérêt public, de 508 482 964 €. Pour rappel, en matière de fraude fiscale, le cumul des sanctions pénales et fiscales est conforme à la Constitution s'agissant des faits les plus graves, dans la limite du maximum légal encouru s'agissant des sanctions de même nature (Cons. const. 24 juin 2016, nos 2016-545 QPC et 2016-546 QPC, § 21, in limine, Dalloz actualité, 27 juin 2016, obs. J. Gallois ; D. 2016. 2442 , note O. Décima ; ibid. 1836, obs. C. Mascala ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; AJ pénal 2016. 430, obs. J. Lasserre Capdeville ; Constitutions 2016. 361, Décision ; ibid. 436, chron. C. Mandon ; RSC 2016. 524, obs. S. Detraz , v. égal. Cons. const. 23 nov. 2018, n° 2018-745 QPC, Dalloz actualité, 7 déc. 2018, obs. J. Gallois ; ibid. 4 déc. 2018, obs. P. Dufourq ; AJDA 2019. 1803, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2018. 2237, et les obs. ; ibid. 2019. 439, point de vue J. Roux ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; Constitutions 2018. 465, Décision ).
La CJIP ainsi conclue avec le géant de la restauration rapide apparaît dès lors comme une réelle sanction en matière de fraude fiscale. Certes elle permet de mettre fin aux poursuites pénales et fiscales sans le prononcé d'une condamnation pénale, et donc d'une inscription au casier judiciaire ou encore de l'infliction de certaines peines complémentaires particulièrement problématiques pour certaines personnes morales, dont la peine complémentaire d'exclusion de la procédure de passation des marchés publics et des concessions, prononcée automatiquement en cas de condamnation pour fraude fiscale (CCP, art. L. 2141-1 et L. 3123-1). Reste qu'il s'agit-là, comme a pu le déclarer dans la presse le procureur de la République financier, M. Bohnert, d'une « sanction réelle, tant symboliquement qu'économiquement ». « Cette convention confirme la particulière efficacité de la CJIP, notamment en matière de fiscalité des entreprises, où la sanction financière constitue le moyen le plus approprié de répondre aux fraudes transnationales. » D'autant que la réparation des préjudices des victimes demeure possible via la CJIP.
En effet, si, dans la présente affaire, aucune condamnation civile n'a été prononcée, c'est parce que, d'une part, la Direction générale des finances publiques, pour qui l'accord « répond à une double exigence d'équité fiscale et de justice » (DGFIP, communiqué de presse, 16 juin 2022, n° 23), n'a fait valoir aucun préjudice, le groupe ayant accepté les redressements fiscaux et s'étant engagé à payer les sommes correspondantes dans les délais convenus, et, d'autre part, aucune autre personne ne justifiait d'un préjudice direct et personnel au sens de l'article 2, alinéa 1er, du code de procédure pénale. Notons toutefois à titre conclusif que salariés et syndicats semblent disposer à intenter une action en réparation devant le juge civil (Optimisation fiscale : comment les syndicats comptent rebondir après l'affaire McDonald's, lesechos.fr, 17 juin 2022).
Par Julie Gallois
TJ Paris, PNF, communiqué de presse, 16 juin 2022
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