Cannabis « homéopathique » et définition des stupéfiants, nouvelles évolutions du droit de la drogue
Le Conseil constitutionnel confirme que les stupéfiants sont des substances psychotropes se caractérisant par un risque de dépendance et des effets nocifs pour la santé, sans aller plus loin dans la définition de ces critères. Les incertitudes sur la nature des stupéfiants et leur régime juridique subsistent, comme le montre la publication d'un décret n° 2022-194 du 17 février 2022 relatif au cannabis thérapeutique qui contredit en partie la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Le débat juridique sur la notion de stupéfiants est loin d'être terminé. Après les multiples rebondissements concernant le statut du cannabidiol (CBD), la question connaît de nouveaux développements avec une seconde décision du Conseil constitutionnel sur les conditions de classement des stupéfiants et la publication par le gouvernement d'un décret permettant la création d'une filière française du cannabis thérapeutique qui contrevient en partie à cette jurisprudence constitutionnelle.
Saisi une première fois de la constitutionnalité des articles L. 5132-1 et L. 5132-7 du code de la santé publique définissant les substances vénéneuses et les stupéfiants (Cons. const. 7 janv. 2022, n° 2021-960 QPC, Dalloz actualité, 31 janv. 2022, obs. Y. Bisiou ; D. 2022. 72 ; RDSS 2022. 165, obs. J. Peigné ), le Conseil constitutionnel a déclaré cette définition conforme à la constitution dès lors que le classement est fondé sur un risque de dépendance et un risque d'effets nocifs pour la santé humaine. Il a par ailleurs précisé que la décision de classement est laissée à l'appréciation du pouvoir réglementaire, en fonction de l'évolution de l'état des connaissances scientifiques et médicales, sous le contrôle du juge administratif.
Dans cette nouvelle décision n° 2021-967/973 du 11 février 2022, le Conseil constitutionnel reprend les mêmes arguments pour déclarer conformes à la Constitution, au regard du principe de légalité des délits et des peines cette fois, les articles 222-41 du code pénal et L. 5132-7 du code de la santé publique en ce qu'ils définissent les stupéfiants dans les infractions de trafic ou d'usage. Il affirme que « la notion de stupéfiants, qui désigne des substances psychotropes se caractérisant par un risque de dépendance et des effets nocifs pour la santé, est suffisamment claire et précise pour garantir contre le risque d'arbitraire » (consid. 12). Écartant toute atteinte au principe de légalité, le Conseil estime qu'en renvoyant « à l'autorité administrative le pouvoir de classer certaines substances comme stupéfiants, le législateur n'a pas conféré au pouvoir réglementaire la compétence pour déterminer les éléments constitutifs des infractions qui s'y réfèrent » (consid. 13).
Une décision décevante
Cette décision est décevante. Au crédit de la haute juridiction, on retiendra la confirmation des critères sanitaires de classement des stupéfiants. Sans risque avéré pour la santé publique, il n'est pas possible de classer une substance comme stupéfiant, ce qui peut conduire à reconsidérer le classement actuel de certaines substances. L'appréciation devant se fonder sur l'état des connaissances scientifiques, une révision périodique d'ensemble du classement devrait d'ailleurs être envisagée. Par ailleurs, ces critères étant proches de ceux posés par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), il n'y a plus de contradiction entre droit national et droit européen. Mais cette décision déçoit car le Conseil constitutionnel ne définit pas la notion d'effets nocifs pour la santé pouvant justifier la qualification de stupéfiants et se satisfait d'une procédure de classement qui offre peu de garanties. Le respect du principe de légalité derrière lequel s'abrite le Conseil constitutionnel n'est que virtuel.
Aucun seuil de dangerosité n'est fixé et le risque d'arbitraire, ou d'incohérence, est réel. Comme nous l'avons déjà fait remarquer dans cette revue, peut-on vraiment considérer comme stupéfiants des substances moins dangereuses que l'eau chaude (Y. Bisiou, Qui perd gagne : vers une définition des stupéfiants ?, Dalloz actualité, 31 janv. 2022, préc.) ? Quant à la procédure de classement, elle ne garantit pas une appréciation indépendante des connaissances scientifiques et médicales. L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) n'est pas une autorité scientifique indépendante, mais un établissement public administratif placé sous la tutelle du ministre de la Santé (CSP, art. L. 5311-1, I) dont le directeur est nommé par décret (CSP, art. L. 5322-1, al. 4). Par ailleurs, la saisine du comité scientifique permanent « Psychotropes, stupéfiants et addictions » de l'ANSM, qui pourrait apporter cette expertise, est facultative, son avis purement informatif (ANSM-CSPPSA, compte rendu de la séance du 1er oct. 2020, p. 3) et sa compétence a parfois été prise en défaut comme en 2020 lorsqu'il a classé deux fois plusieurs substances sous des noms différents ou lorsqu'il qualifie le cannabidiol (CBD) de produit « psychoactif » en contradiction avec les experts de l'OMS et les spécialistes mondiaux.
La décision du Conseil constitutionnel ne sécurise donc pas en amont la procédure de classement des produits comme stupéfiants au risque que se développe un contentieux aussi abondant que peu satisfaisant devant le juge administratif. La publication d'un décret sur le cannabis thérapeutique le 17 février 2022 illustre d'ailleurs la fragilité de la jurisprudence constitutionnelle. Attendu depuis près d'un an, ce texte modifie le code de la santé publique pour autoriser la production et la commercialisation en France de cannabis destiné à l'usage médical en réécrivant l'article R. 5132-86 du code de la santé publique.
Une notion de stupéfiant difficile à cerner
À compter du 1er mars 2022, le texte autorise la culture, la production et la commercialisation en France des médicaments contenant du cannabis ou des tétrahydrocannabinols (THC) dans des conditions techniques qui devront être précisées par arrêté interministériel. Cette autorisation concerne les médicaments à base de cannabis ou de THC disposant d'une autorisation de mise sur le marché (AMM), les médicaments autorisés dans le cadre de l'accès précoce (CSP, art. L. 5121-12-1) ou compassionnel (CSP, art. L. 5121-12-1), les médicaments importés pour faire face à, ou se prémunir contre, une rupture de stock (CSP, art. L. 5124-13) et, plus surprenant, les médicaments homéopathiques à base de cannabis ou de THC (CSP, art. L. 5121-13).
Le décret ajoute encore la possibilité d'autoriser en partie le commerce d'autres « médicaments » à base de cannabis ou de THC qui répondraient à des critères déterminés par un arrêté à venir du ministre de la Santé dès lors que leur fabrication respecte les critères garantissant une qualité pharmaceutique.
Sans entrer ici dans les détails de cette nouvelle réglementation dont le gouvernement ne paraît pas avoir mesuré toute la portée, un constat s'impose : le texte rattache au droit des stupéfiants des produits qui ne relèvent pas de ces dispositions. Le gouvernement s'obstine à considérer que le cannabis, et ses dérivés, sont toujours des stupéfiants, dont certains usages sont prohibés, d'autres réglementés, là où le juge constitutionnel comme le juge européen imposent de distinguer selon le degré de dangerosité des produits le cannabis qui constitue un stupéfiant et celui qui n'en est pas.
Ainsi, inclure le cannabis homéopathique dans les dispositions relatives aux stupéfiants n'a pas de sens. Par définition, les produits homéopathiques doivent être dilués à un degré qui garantit l'innocuité du médicament (CSP, art. L. 5131-13). Avec des seuils fixés à 1 partie pour 10 000 de teinture mère ou 1 centième de la plus petite dose utilisée en allopathie, le cannabis homéopathique ne contiendra que des traces de cannabis ou de THC, si toutefois il en contient ! Aucun risque de dépendance, aucune nocivité pour la santé humaine ne peuvent être associés à la consommation de ces produits. Ils ne doivent pas être considérés comme des stupéfiants et leur commerce doit être soumis aux règles générales prévues par les articles R. 5121-105 et suivants du code de la santé publique relatifs aux médicaments homéopathiques.
De même, pour le cannabis « industriel » et le CBD, le décret répète les erreurs commises dans l'arrêté du 30 décembre 2021 en partie suspendu par le Conseil d'État (CE 24 janv. 2022, Union des professionnels du CBD et autres, n° 460055, D. 2022. 170, et les obs. ). Dans un nouvel article R. 5132-86-1 du code de la santé publique il conditionne le commerce de ces produits à une autorisation préalable par arrêté interministériel, tout en précisant que les variétés utilisées sont « dépourvues de propriétés stupéfiantes ». Dès lors que les variétés utilisées ne peuvent constituer des stupéfiants, leur réglementation dépend du droit de la consommation, pas du droit des stupéfiants.
Il est vrai que ce ne sont pas les seuls défauts de ce décret qui fragilise également la notion de médicament en créant une catégorie sui generis de « médicaments », hors AMM et hors dérogations autorisées, dont les spécifications seront fixées par le ministre de la Santé sur proposition du directeur général de l'ANSM. Nous l'avions expliqué il y a déjà quelques années : le cannabis thérapeutique n'est pas soluble dans la notion de médicament (Y. Bisiou, Cannabis thérapeutique – stratégie pour une politique de santé publique, Rev. Droit & Santé, n° 89, mai 2019, p. 344-352). D'autres pays européens comme le Portugal ou le Danemark se sont heurtés au même problème. Il était possible de contourner l'obstacle en conservant intacte la notion de médicament et en qualifiant les autres produits thérapeutiques à base de cannabis de « produits réglementés dans l'intérêt de la santé publique », une page blanche du code de la santé publique (livre II, 5e partie) qu'il suffisait d'écrire.
Loin de clarifier le droit de la drogue, et au-delà celui du médicament, ces nouveaux développements les rendent à la fois plus opaques et moins efficaces. Depuis la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020, le classement d'un produit comme stupéfiant est décidé par le seul directeur de l'ANSM. La décision n'est plus publiée au Journal officiel mais sur une page du site internet de l'ANSM qui devrait prochainement être mise à jour (ANSM, communiqué du 24 février 2022). L'interdiction de toute activité commerciale sur ces produits stupéfiants peut être décidée, selon les cas, par le ministre de la Santé ou le ministre chargé des Douanes (CSP, art. R. 5132-84), les dérogations à cette prohibition relevant de la décision du directeur de l'ANSM (CSP, art. R. 5132-74) sauf pour le cannabis, dont l'utilisation industrielle doit être autorisée par arrêté des ministres de l'agriculture, des douanes de l'industrie et de la santé (CSP, art. R. 5182-86-1) et dont l'utilisation comme médicament est soumise à des règles fixées par les ministres de l'agriculture, des douanes, de l'intérieur et de la santé ! Quant au cannabis, il constitue toujours un stupéfiant, mais soumis à trois régimes juridiques distincts, le cannabis thérapeutique et le cannabis « bien-être », légaux, et le cannabis récréatif, illégal. De quoi nourrir encore des années un contentieux abondant sans que la santé publique s'en trouve mieux protégée.
Par Yann Bisiou
Cons. const. 11 févr. 2022, n° 2021-967/973 QPC
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