Appel sur les seuls intérêts civils : présomption d'innocence et droit à un tribunal

L'arrêt de la Cour de cassation qui rejette le pourvoi contre un arrêt d'appel se prononçant sur les seuls intérêts civils en affirmant l'infraction caractérisée ne viole pas la présomption d'innocence dès lors que les motifs de la cour d'appel ont été censurés et substitués par des motifs ne faisant pas référence à la culpabilité

La Cour européenne des droits de l'homme valide la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation initiée en 2014 concernant la motivation de l'arrêt de la cour d'appel saisie des seuls intérêts civils à la suite d'un jugement de relaxe. Alors qu'un jugement avait relaxé le prévenu poursuivi pour escroquerie, la cour d'appel, saisie des seuls intérêts civils et statuant en 2013, avait considéré l'escroquerie constituée et octroyé en conséquence des dommages et intérêts. La Cour de cassation, statuant en 2015, avait critiqué le raisonnement de la cour d'appel pour avoir dit que le prévenu avait commis le délit d'escroquerie, alors qu'il avait été définitivement relaxé en première instance. Elle avait cependant rejeté le pourvoi en considérant que la réparation octroyée l'avait été à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite. La Cour européenne des droits de l'homme considère alors qu'il n'y a pas eu violation du droit à la présomption d'innocence, dès lors que l'arrêt de la Cour de cassation « ne s'est pas contentée de neutraliser l'emploi des termes litigieux en jugeant qu'ils avaient été utilisés à tort, mais [elle] a également veillé à replacer le débat sur le terrain des seuls intérêts civils dont la cour d'appel était saisie ». Elle a cependant conclu à la violation du droit d'accès à un tribunal non pas pour atteinte à la présomption d'innocence mais pour avoir condamné le demandeur au pourvoi au paiement des frais engagés par la partie civile.

Lorsque la partie civile est seule appelante d'un jugement de relaxe, la cour d'appel ne se trouve saisie que des seuls intérêts civils (C. pr. pén., art. 497). Cela n'empêche pas pour autant la cour d'appel de remettre en question l'appréciation des premiers juges pour accorder des dommages et intérêts à la partie civile. Cela la conduisait auparavant à rechercher si le prévenu avait commis l'infraction afin de se prononcer sur la réparation. La Cour européenne des droits de l'homme considère cependant qu'il y a dans cette manière de procéder violation du droit à la présomption d'innocence prévu par l'article 6, § 2, de la Convention européenne des droits de l'homme, dans la mesure où la cour d'appel, en affirmant que le prévenu avait commis l'infraction, remettait en cause son innocence définitivement acquise, même si cela ne vise qu'à accorder une indemnisation (CEDH 11 févr. 2003, Y c. Norvège, n° 56568/00, § 41, RSC 2004. 441, obs. F. Massias ; Ringvold c. Norvège, n° 34964/97, § 38, RSC 2004. 441, obs. F. Massias ). Cela l'avait conduit plus précisément à condamner la France pour ce motif (CEDH 12 avr. 2012, Lagardère c. France, n° 18851/07, Dalloz actualité, 23 avr. 2012, obs. O. Bachelet ; AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2012. 1708, obs. O. Bachelet , note J.-F. Renucci ; AJ pénal 2012. 421, obs. S. Lavric ; Rev. sociétés 2012. 517, note H. Matsopoulou ; RSC 2012. 558, obs. H. Matsopoulou ; ibid. 695, obs. D. Roets ). Cette jurisprudence européenne a conduit à une évolution de la jurisprudence de la chambre criminelle, qui a affirmé que « le dommage dont la partie civile, seule appelante d'un jugement de relaxe, peut obtenir réparation de la part de la personne relaxée résulte de la faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite » (Crim. 5 févr. 2014, n° 12-80.154, Dalloz actualité, 28 févr. 2014, obs. F. Winckelmuller ; D. 2014. 807 , note L. Saenko ; ibid. 1414, chron. B. Laurent, C. Roth, G. Barbier, P. Labrousse et C. Moreau ; AJ pénal 2014. 422, obs. C. Renaud-Duparc ; Dr. pénal 2014. Comm. 46, obs. A. Maron et M. Haas). Le changement, cependant, n'est que sémantique : la cour d'appel doit établir que le prévenu a commis l'infraction sans dire qu'il a commis l'infraction. En effet, il s'agit d'octroyer une réparation non pas sur la base d'une faute découlant des faits matériels dont le juge est saisi, mais sur la base d'une faute découlant des faits juridiques qui entrent dans les prévisions du texte d'incrimination fondant les poursuites (Crim. 11 mars 2014, n° 12-88.131 P, Dalloz actualité, 24 mars 2014, obs. S. Fucini ; D. 2014. 1188 , note H. Dantras-Bioy ; AJ pénal 2014. 422 ; Dr. pénal 2014. Comm. 80, obs. A. Maron et M. Haas). Il s'agit bien de rechercher si l'infraction est constituée en tous ses éléments (Crim. 10 mai 2017, n° 15-86.906, Dalloz actualité, 8 juin 2017, obs. J. Gallois ; AJ pénal 2017. 396, obs. L. Grégoire ), y compris son élément moral (Crim. 17 févr. 2016, n° 15-80.634, Dalloz actualité, 10 mars 2016, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2016. 436, obs. J. Gallois ), condition nécessaire à l'octroi de dommages et intérêts, tout en s'abstenant d'affirmer que les faits déférés constituent une infraction pénale (Crim. 13 oct. 2015, n° 14-82.272, Dalloz actualité, 2 nov. 2015, obs. L. Priou-Alibert ; D. 2015. 2129 ). Dans l'arrêt qui avait été rendu par la Cour de cassation dans la présente affaire, la Cour de cassation avait critiqué la cour d'appel d'avoir affirmé que le prévenu avait commis une escroquerie mais a rejeté le pourvoi en considérant que la réparation accordée l'avait été à partir et dans la limite des faits objets de la poursuite. Pour la Cour de Strasbourg, la Cour de cassation a ainsi neutralisé les termes litigieux de l'arrêt d'appel qualifiant le prévenu comme auteur du délit d'escroquerie.

La Cour européenne des droits de l'homme approuve ainsi la nouvelle jurisprudence développée par la chambre criminelle depuis le 11 mars 2014. Cette jurisprudence n'a rien changé dans le fond : la cour d'appel saisie par la partie civile, seule appelante d'un jugement de relaxe, ne peut décider d'octroyer des dommages et intérêts que si les faits relèvent d'une qualification pénale. Mais dans sa motivation, la cour d'appel doit bien prendre soin de ne pas qualifier le prévenu comme auteur d'une infraction pour laquelle il a été relaxé définitivement en première instance. Car c'est précisément le doute jeté sur la culpabilité de la personne définitivement relaxé qui avait conduit à un constat de violation du droit à la présomption d'innocence.

Pour autant, la France est condamnée, non pas pour ce motif, mais pour avoir condamné le prévenu demandeur au pourvoi au paiement des frais exposés par la partie civile. En effet, la Cour de cassation peut condamner le demandeur au pourvoi au paiement des frais exposés par l'autre partie lorsque le pourvoi est rejeté (C. pr. pén., art. 618-1). Or le fait d'imputer des frais à la partie perdante peut avoir, pour la Cour européenne des droits de l'homme, un effet dissuasif constituant une entrave à l'accès au juge (CEDH 6 avr. 2006, Stankiewicz c. Pologne, nos 46917/99, § 62 s.) En effet, même si cette somme n'est pas exigée pour avoir accès au juge, le risque d'être condamné au paiement d'une somme élevé constitue bien, par son effet dissuasif, une entrave à l'accès au juge. Or le pourvoi en cassation avait pour objet de remédier à l'atteinte à la présomption d'innocence causé au prévenu par la décision de la cour d'appel. Il poursuivait bien un but légitime, de sorte que la condamnation au paiement des frais engagés par la partie civile « a eu pour effet de lui imposer une restriction à son droit d'accès à un tribunal disproportionnée au but légitime poursuivi ». Imposer une telle somme peut poursuivre un but légitime, notamment protéger la bonne administration de la justice, en évitant les recours abusifs ou dilatoires. Il n'en allait pas ainsi en l'espèce compte tenu de la nécessité du pourvoi en cassation pour remédier à l'atteinte à la présomption d'innocence, raison pour laquelle la Cour a conclu à une violation du droit d'accès à un tribunal.

 

Par Sébastien Fucini

CEDH 24 mars 2022, Benghezal c. France, n° 48045/15

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