Appel incident : l'audacieuse décision de la deuxième chambre civile

Est recevable dans le délai de trois mois à compter de la notification des conclusions portant appel incident l'appel incidemment relevé par un intimé contre un autre intimé en réponse à l'appel incident de ce dernier qui modifie l'étendue de la dévolution résultant de l'appel principal et tend à aggraver la situation de ce dernier.

Il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la procédure sera sauvée !

Ce n'est pas forcément une Révolution, mais lorsque s'avancent la formation de section et l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme, c'est que la solution ]]>

Ménage à trois

Pour comprendre la problématique posée, il faut rappeler les échanges entre les trois protagonistes survenus au rythme des délais légaux de trois mois des articles 908 et suivants du code de procédure civile. Après avoir interjeté appel le 28 mars 2019, l'appelant notifie ses conclusions le 27 mai 2019 et un assureur, l'une des sociétés intimées sur l'acte d'appel, dépose ses conclusions le 26 août 2019 en s'en rapportant au mérite de l'appel principal tout en se réservant la possibilité de conclure de nouveau et former appel incident en fonction des conclusions des co-intimés. Le 27 août, soit le lendemain, une banque intimée notifie à son tour ses conclusions en réponse en formant notamment appel incident contre l'assureur afin d'obtenir une somme supplémentaire à celle à laquelle ce dernier avait été condamné à lui verser. Le 25 novembre 2019, l'assureur forme appel incident aux fins d'infirmation du jugement qui l'avait condamné et demande le rejet des demandes de la banque.

A priori exempt de reproche, le raisonnement de la cour de Versailles était le suivant : l'assureur disposait, par application de l'article 909, d'un délai de trois mois, à compter de la notification des conclusions de l'appelant, « tant pour remettre ses conclusions au greffe que pour relever appel incident à l'encontre de la banque également intimée, des dispositions du jugement l'ayant condamné à payer à cette dernière la somme de 229 827,15 €, les dispositions de l'article 910 du code de procédure civile permettant uniquement à l'assureur de répondre, dans les trois mois des conclusions de la banque, comme il l'a fait dans ses conclusions du 25 novembre 2019, à la demande de condamnation de la banque excédant celle prononcée par le tribunal ». La Cour ajoutait, pour faire bonne mesure, que la lecture des articles 909 et 910 se faisait au regard du principe de concentration des prétentions posé par l'article 910-4 du code de procédure civile.

Manège à trois

Généralement, l'appel incident de l'intimé s'exprime dans le délai de l'article 909 en ce qu'il est dirigé contre l'appelant principal. Mais il peut bien sûr être formé entre co-intimés qui répondent du même délai, l'intimé sur appel incident, qu'il soit appelant ou intimé, disposant alors d'un délai de trois mois pour répondre conformément à l'article 910. En l'espèce, l'assureur était intimé sur l'acte d'appel principal et il disposait donc, au regard de l'article 909, « à peine d'irrecevabilité relevée d'office, d'un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l'appelant prévues à l'article 908 pour remettre ses conclusions au greffe et former, le cas échéant, appel incident ». Or il était constant que loin de former appel incident, l'assureur s'en était rapporté sur les mérites de l'appel. Certes si le rapport à justice est encore une manière, contrairement à la croyance populaire, de contester la demande principale et non d'y acquiescer (quoique l'on pût s'interroger sur l'application de l'article 910-1 et la détermination de l'objet du litige en fonction de la rédaction des conclusions), celui-ci est tout sauf un appel incident consistant pour l'intimé à solliciter la réformation du jugement d'une disposition qui lui est défavorable.

Le constat était celui-là : la société d'assurance avait bien conclu dans son délai mais elle n'avait formé aucun appel incident. Car peu importe en la matière que l'intimé ménage le suspens en se réservant la faculté de former appel incident en fonction de l'échange à venir des parties. Il y a, ou il n'y a pas, d'appel incident au regard de conclusions de l'intimé qui présente, ou non, une demande d'infirmation au dispositif de ses conclusions.

Quant à l'article 910 qui ajoute que « l'intimé à un appel incident ou à un appel provoqué dispose, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, d'un délai de trois mois à compter de la notification qui lui en est faite pour remettre ses conclusions au greffe », il ne permettait pas, par définition, l'analyse de la recevabilité des premières conclusions de l'assureur intimé vis-à-vis de l'appelant principal ou même de celles en réponse de l'appelant vis-à-vis de l'assureur puisque ce dernier ne formait pas appel incident contre lui. La recevabilité de l'appel incident s'exprimait en revanche au regard du délai de notification des conclusions n° 2 de la société d'assurance qui répondait à l'appel incident formé contre elle par la banque, co-intimée à ses côtés. Et c'est là, face à une situation qui pourrait donner le tournis, que la réponse inédite de la haute cour est, à défaut d'être révolutionnaire, à tout le moins audacieuse.

Cachet d'aspirine

Traiter les maux par les mots n'est pas chose aisée. Pour ne pas risquer de la perdre, il faut avoir la tête froide pour appréhender cette « simple » motivation dont on ne se lasse pas mais qui a de quoi donner la migraine : « est recevable dans le délai de trois mois à compter de la notification des conclusions portant appel incident l'appel incidemment relevé par un intimé contre un autre intimé en réponse à l'appel incident de ce dernier qui modifie l'étendue de la dévolution résultant de l'appel principal et tend à aggraver la situation de ce dernier ».

Pourquoi la deuxième chambre civile s'éloigne-t-elle de la lecture des textes ? Après tout, si l'on peut comprendre que la société d'assurances intimée n'avait pas nécessairement à remettre en cause le quantum de sa condamnation à l'égard d'un autre co-intimé et de l'effet dévolutif de l'appel principal, n'avait-elle pas tout de même l'obligation de former son appel incident dans le délai de remise des conclusions de l'appelant comme le prévoit l'article 909 ? Autrement dit, pour quelle raison finalement contourner l'exigence textuelle qui impose, prima facie, que l'intimé forme appel incident dans le délai de trois mois qui lui est imparti par un article 909 qui ne subordonne sa recevabilité à aucun autre élément déclencheur que celui de la notification des conclusions de l'appelant ? Et ce d'autant que l'appel incident est celui présenté par une partie qui, par voie de conclusions, entend poursuivre la réformation de la décision qui l'a déboutée d'une demande déjà présentée en première instance, ce qui était le cas en l'espèce puisque l'assureur avait été condamné au profit de la banque. Seulement voilà, l'assureur, à la lecture des conclusions de l'appelant, n'entendait pas remettre en cause le jugement puisqu'il s'en était rapporté sur les mérites de cet appel tout en se réservant la possibilité de conclure ultérieurement – chose éminemment dangereuse en appel et que l'on s'empressera de déconseiller – en cas d'appel incident d'un co-intimé. Aussi, pour conclure que le point de départ du délai d'appel incident ne courait, pour l'assureur, non pas à compter du dépôt des conclusions de l'appelant principal mais bien de celui des écritures du co-intimé, la formation de section est contrainte d'en passer par la Cour européenne des droits de l'homme en précisant, ce qui en dit long sur une situation loin d'être acquise, que l'article 910 s'interprète « à la lumière » de l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme.

Fiat lux

Loin d'une remise en cause des textes, la Cour de cassation prend la peine de préciser que l'intimé peut se dispenser de former son appel incident dans son délai de trois mois pour conclure aux premières conclusions de l'appelant dès lors, et c'est bien sûr une condition, que cet appel incident vise à répondre à l'appel incident d'un autre co-intimé qui est formulé à son encontre et « qui modifie l'étendue de la dévolution résultant de l'appel principal et tend à aggraver la situation de ce dernier ». C'est finalement cela la sauvegarde du procès équitable : ne pas imposer à une partie de conclure « à l'aveugle » alors même que, au regard de l'effet dévolutif de l'appel défini par l'appelant, l'intimé n'a pas entendu remettre en cause le jugement à la lecture des conclusions de l'appelant principal. La précision est d'importance. Elle est tout sauf un blanc-seing et une dispense pour les intimés à formuler l'appel incident dès leurs premières conclusions, et l'on préconisera même, devant la difficulté à appréhender la situation, à, toujours, faire en sorte de le formuler dans le délai de l'article 909. La précision est toutefois la reconnaissance pour ces intimés, qui n'auraient pas intérêt ou la volonté de former appel incident à l'égard d'un appelant qui a limité sa déclaration d'appel à certains chefs de jugement critiqués sans conséquence pour eux, de formuler ensuite un appel incident en fonction des conclusions d'un co-intimé qui aurait étendu l'effet dévolutif de l'appel en aggravant leur situation. N'oublions pas en effet que si l'appelant principal qui a limité son acte d'appel à certains chefs de jugement critiqués ne peut plus étendre le champ de l'effet dévolutif par voie de conclusions, les intimés peuvent eux, dans leurs délais pour conclure, étendre, dès leurs premières écritures, cet effet dévolutif en se portant appelants incidents. Dans cette hypothèse, le timing de l'appel incident peut surprendre. Car, si, comme l'avait rappelé la cour de Versailles au visa de l'article 910-4, l'intimé doit, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, concentrer ses prétentions dès ses premières conclusions et donc sa demande de réformation qui est entendue comme une prétention au fond s'il est appelant incident (Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 18-23.626, Dalloz actualité, 1er oct. 2020, obs. C. Auché et N. De Andrade ; D. 2020. 2046 , note M. Barba ; ibid. 2021. 543, obs. N. Fricero ; ibid. 1353, obs. A. Leborgne ; AJ fam. 2020. 536, obs. V. Avena-Robardet ; D. avocats 2020. 448 et les obs. ; Rev. prat. rec. 2020. 15, chron. I. Faivre, A.-I. Gregori, R. Laher et A. Provansal ; RTD civ. 2021. 479, obs. N. Cayrol ; Procédures 2020. Comm. 190, obs. R. Laffly ; 1er juill. 2021, n° 20-10.694, Dalloz actualité, 23 juill. 2021, obs. C. Lhermitte ; D. 2021. 1337 ; ibid. 2022. 625, obs. N. Fricero ; AJ fam. 2021. 505, obs. J. Casey ; Procédures 2021. Comm. 216, R. Laffly), cette concentration peut être « différée » dès lors que l'intimé, qui ne souhaite pas former appel incident au regard des conclusions de l'appelant en conformité avec la critique des chefs de jugement sur son acte d'appel, se trouve exposé à un appel incident d'un co-intimé. Non seulement il peut y répondre dans le délai de trois mois imparti par l'article 910 (mais cela on le savait déjà) mais il peut formuler, pour la première fois au-delà de son délai de l'article 909, son appel incident vis-à-vis de cet autre intimé. C'est là l'idée, lumineuse, de cet arrêt.

 

Par Romain Laffly

Civ. 2e, 14 avr. 2022, FS-B, n° 20-22.362

© Lefebvre Dalloz