Anormalité du dommage : la Cour de cassation – encore une fois – dans les pas du Conseil d'État
Par un arrêt du 6 avril 2022, la Cour de cassation a jugé que « les conséquences de l'acte médical peuvent être notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie de manière suffisamment probable en l'absence de traitement si les troubles présentés, bien qu'identiques à ceux auxquels il était exposé par l'évolution prévisible de sa pathologie, sont survenus prématurément » et que « dans ce cas, une indemnisation ne peut être due que jusqu'à la date à laquelle les troubles seraient apparus en l'absence de survenance de l'accident médical ». Ainsi, s'inscrivant dans les pas du Conseil d'État, la Cour de cassation juge dorénavant que la condition d'anormalité du dommage visée par l'article L. 1142-1, II, du code de la santé publique est remplie alors même que les conséquences de l'acte médical sont identiques à celles auxquelles était exposée la victime par l'évolution prévisible de la maladie dès lors qu'elles sont survenues de manière prématurée.
En l'absence de responsabilité d'un professionnel de santé, l'article L. 1141-2, II, du code de la santé publique prévoit que les conséquences anormales des actes de prévention, de diagnostic ou de soins, sont réparées au titre de la solidarité nationale à la double condition (i) qu'elles soient anormales au regard de l'état de santé du patient comme de l'évolution prévisible de celui-ci et (ii) qu'elles soient suffisamment graves (S. Porchy-Simon et Y. Lambert-Faivre, Droit du dommage corporel, 8e éd., Dalloz, 2015, § 866, p. 759).
Depuis sa création par la loi du 4 mars 2002, la condition d'anormalité du dommage a été interprétée plutôt strictement par la jurisprudence mais, depuis 2016 au moins (Civ. 1re, 15 juin 2016, n° 15-16.824, Dalloz actualité, 29 juin 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 1373 ; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ) et à la suite du Conseil d'État (CE 12 déc. 2014, nos 355052 et 365211, Dalloz actualité, 5 juin 2015, obs. J.-M. Pastor ; Lebon ; AJDA 2015. 769 , note C. Lantero ; ibid. 2014. 2449 ; D. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; RDSS 2015. 179, obs. D. Cristol ; ibid. 279, concl. F. Lambolez ; RTD civ. 2015. 401, obs. P. Jourdain ), la Cour de cassation semble avoir adopté une position beaucoup plus favorable aux victimes (M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. 2. Responsabilité civile et quasi-contrats, PUF, 2021, § 70, p. 86-88). Selon cette jurisprudence, l'anormalité du dommage est caractérisée dans deux hypothèses : soit l'acte médical a eu des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie de manière suffisamment probable en l'absence de traitement ; soit les conséquences ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie mais le risque de survenance du dommage présentait une probabilité faible dans les conditions où l'acte a été accompli.
L'arrêt commenté du 6 avril 2022 ne vient pas remettre en cause ces deux hypothèses mais vient préciser la première en jugeant, comme l'avait fait le Conseil d'État en 2020 (CE 13 nov. 2020, n° 427750, Dalloz actualité, 26 juin 2020, obs. J.-M. Pastor ; Lebon ; AJDA 2020. 2230 ; D. 2021. 1980, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; RTD civ. 2021. 432, obs. P. Jourdain ), que la survenance prématurée du dommage est susceptible de caractériser une conséquence notablement plus grave que celle à laquelle le patient était exposé.
En l'espèce, une personne qui présentait une pathologie relative à son artère fémorale droite avait subi une chirurgie carotidienne sous anesthésie locorégionale. Au cours de l'intervention, le patient a eu une crise de convulsion généralisée et est demeuré hémiplégique. Un peu plus de quatre ans plus tard, le patient est décédé.
Les ayants droit de ce patient ont demandé la réparation du préjudice subi au médecin et à son assureur ainsi qu'à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM). Par un arrêt du 22 octobre 2020, la cour d'appel de Paris les a déboutés de l'ensemble de leur demande.
Ils se sont alors pourvus en cassation et ont fait grief à l'arrêt d'avoir mis hors de cause l'ONIAM, les autres chefs de l'arrêt n'étant pas critiqués. Leur moyen, ne comprenant qu'une branche unique, faisait valoir une violation de l'article L. 1142-1, II, du code de la santé publique en ce que la cour d'appel aurait relevé que la survenance de l'hémiplégie avait été prématurée sans pour autant en déduire que la condition d'anormalité du dommage était remplie.
Accueillant leur critique, la Cour de cassation a censuré l'arrêt attaqué en jugeant, dans un attendu de principe, que « les conséquences de l'acte médical peuvent être notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie de manière suffisamment probable en l'absence de traitement si les troubles présentés, bien qu'identiques à ceux auxquels il était exposé par l'évolution prévisible de sa pathologie, sont survenus prématurément » en ajoutant que « dans ce cas, une indemnisation ne peut être due que jusqu'à la date à laquelle les troubles seraient apparus en l'absence de survenance de l'accident médical ».
Ainsi, l'accélération des troubles subis par le patient – troubles qui devaient survenir, mais de manière moins prématurée – caractérise la condition d'anormalité du dommage au sens de l'article L. 1142-1, II, du code de la santé publique.
Au moins deux remarques peuvent être faites à propos de cet arrêt.
Une décision judiciaire s'inscrivant dans la continuité de la jurisprudence administrative
La décision de la Cour de cassation est inédite dans la jurisprudence judiciaire. Mais une telle solution avait déjà été dégagée par le Conseil d'État dans un arrêt important du 13 novembre 2020 (CE 13 nov. 2020, préc.).
Dans cette affaire, une radiothérapie pratiquée le 18 octobre 2005 avait entraîné de manière immédiate la surdité totale de l'oreille droite d'un jeune patient, ainsi qu'une paralysie de la face et divers troubles de la sensibilité, du goût, de l'odorat et de la déglutition. Ces troubles devaient dans tous les cas survenir, mais à la suite d'une évolution lente de la maladie. Autrement dit, ces troubles étaient survenus de manière prématurée. Le Conseil d'État avait alors approuvé la cour administrative d'appel qui avait jugé que « les conséquences de l'intervention devaient être regardées comme notablement plus graves que les troubles auxquels M. B était exposé de manière suffisamment probable, alors même qu'il aurait été exposé à long terme à des troubles identiques par l'évolution prévisible de sa pathologie et que, par suite, la condition d'anormalité justifiant leur réparation par la solidarité nationale était remplie ».
Il s'inférait de cette décision que les conséquences pouvaient être notablement plus graves si elles survenaient de manière prématurée par rapport à l'évolution prévisible de la maladie (P. Jourdain, art. préc. ; A. Guégan, art. préc.). En effet, il n'est pas pareil de devenir sourd d'une oreille au bout de quelques mois ou de quelques années à cause de l'évolution d'un cancer que d'être immédiatement privé d'une oreille à la suite d'un acte médical. Autrement dit, les conséquences peuvent être plus graves au regard de leur étendue (par exemple, le patient risquait de perdre 20 % d'audition et il est devenu sourd) mais également de leur chronologie (par exemple, le patient allait devenir sourd dans quelques années mais il est devenu sourd immédiatement).
Une telle décision du Conseil d'État ne pouvait qu'être approuvée mais elle avait le défaut de ne pas faire l'objet d'un considérant de principe. Par ailleurs, la doctrine se demandait si la Cour de cassation suivrait une telle position (P. Jourdain, art. préc.). L'arrêt commenté vient donc lever toutes les interrogations puisque la Cour de cassation a adopté la même position que le Conseil d'État en se fondant, cette fois-ci, sur un attendu de principe d'une grande limpidité. Reste à savoir si le Conseil d'État suivra la Cour de cassation dans la formulation qu'elle a adoptée.
Une décision délimitant l'indemnisation de la victime
La Cour de cassation ne s'est en effet pas contentée de juger comme l'avait fait le Conseil d'État. Elle a également jugé, dans le cas de la survenance prématurée du dommage à la suite de l'acte médical, qu'« une indemnisation ne peut être due que jusqu'à la date à laquelle les troubles seraient apparus en l'absence de survenance de l'accident médical ».
La délimitation temporelle de l'indemnisation n'avait pourtant rien d'évident car, dans sa décision du 13 novembre 2020, le Conseil d'État avait jugé qu'« en deuxième lieu, si l'ONIAM soutient, à titre subsidiaire, que la cour a entaché son arrêt d'erreur de droit en la condamnant à indemniser des troubles au-delà de la date à laquelle ceux-ci auraient, en l'absence d'intervention, naturellement résulté de l'évolution prévisible de la pathologie, il résulte des dispositions rappelées ci-dessus de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique que celles-ci font obstacle, en l'absence de certitude quant au terme auquel ces troubles seraient apparus en l'absence d'accident, à ce que leur réparation par la solidarité nationale soit limitée jusqu'à une telle échéance ». Autrement dit, le Conseil d'État avait jugé qu'à défaut de certitude quant à la date de survenance des troubles résultant de l'évolution prévisible de la maladie, le patient devait être indemnisé de son entier dommage. Cela impliquait que, sauf à démontrer qu'il soit possible de démontrer avec certitude la date de survenance des troubles sans traitement, l'indemnisation devait être totale.
Dans ces conditions, pour se conformer exactement à la décision du Conseil d'État, la Cour de cassation aurait dû juger, comme elle l'a fait, qu'une « une indemnisation ne peut être due que jusqu'à la date à laquelle les troubles seraient apparus en l'absence de survenance de l'accident médical » mais elle aurait pu ajouter la locution suivante : « à la condition qu'une telle date puisse être fixée avec certitude ».
La décision de la Cour de cassation ne se contente donc pas de formaliser dans un attendu de principe une interprétation dégagée antérieurement par le Conseil d'État mais prend position sur la condition de certitude de la date de survenance du trouble. Au moins deux interprétations de l'arrêt de la Cour de cassation sont envisageables.
Dans une première interprétation, cet arrêt démontrerait que la Cour de cassation considère qu'il est toujours possible de fixer avec certitude la date d'apparition des effets d'une pathologie. La condition de certitude serait absente de son attendu de principe puisque les juges seraient toujours tenus de fixer la date de survenance prévisible des troubles. Cependant, une telle interprétation apparaît particulièrement improbable car elle emporte des considérations factuelles, et plus spécifiquement médicales, qui dépassent largement l'office de la Cour de cassation et ses compétences scientifiques.
De manière plus probable, il peut être soutenu que la Cour de cassation a sans doute considéré que le critère de certitude posé par le Conseil d'État était trop restrictif. Selon cette seconde interprétation, la Cour de cassation entend permettre aux juges du fond, le cas échéant sous son contrôle, de fixer la période de prématurité, c'est-à-dire le délai pendant lequel le patient pouvait espérer ne pas subir les troubles résultants de l'acte médical qui a précipité l'aggravement de sa situation. Ainsi, l'idée de la Cour de cassation serait de permettre de déterminer au cas par cas si un délai probable de survenance des troubles peut être établi. Si tel est le cas, l'indemnisation serait limitée et ne serait calculée qu'en prenant en compte le délai entre, d'un côté, la survenance des troubles et, d'un autre côté, la date à laquelle ils auraient dû survenir en l'absence de l'acte médical en cause. Si la date de survenance probable ne peut pas être déterminée, l'indemnisation serait due sans limitation. Cette seconde voie semble être raisonnable : d'un côté, elle préserve les droits de la victime dont il ne peut pas être déterminé à quelle date ses troubles seraient survenus sans l'acte médical en cause ; d'un autre côté, elle limite l'indemnisation au véritable dommage subi, c'est-à-dire au trouble durant la période de prématurité, conformément au principe de la réparation intégrale du préjudice. En pratique, la charge de la preuve de la date de survenance probable des troubles sans l'acte médical en cause sera secondaire la plupart du temps puisqu'il appartiendra à l'expert – dont les conclusions sont quasiment toujours suivies par les juges du fond – de dire si une telle date peut être fixée avec un degré de probabilité suffisant pour limiter l'indemnisation de la victime à la période de prématurité.
Reste à savoir si une telle interprétation de l'arrêt de la Cour de cassation sera clairement adoptée à l'occasion d'une prochaine affaire…
Par Paul Gaiardo
Civ. 1re, 6 avr. 2022, FS-B, n° 21-12.825
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